Saloua Ben Abda nous entraîne dans des états d'âme comme seules les dames qui ont étudié, voyagé, exploré, sont capables d'en éprouver. Pas de ces états d'âme qui ruminent et qui ressassent, mais de ceux qui mettent les choses en perspective et qui nous rappellent que l'intelligence émotionnelle est un outil d'analyse valant largement le pragmatisme usuel des hommes de bonnes intentions. C'est de femmes qu'il s'agit dans ce roman de Saloua Ben Abda, même si les hommes sont là, cantonnés à la place qui est la leur, sans plus, ne se révélant ni anges ni démons. L'auteur efface presque tout devant ces personnages-clefs dont elle fait partie. Ce sont ainsi trois femmes qui ont pris les devants de la scène de la mémoire familiale à trois époques dont l'auteur s'est choisi la position médiane, entre sa mère et sa fille. Citronnier-témoin et intégrité émotionnelle Au commencement, un moment ésotérique sans cesse réitéré. Une balançoire dans un citronnier qui murmure des souvenirs car ce n'est pas un simple citronnier mais un témoin attentif de très nombreuses époques, qui survit et survivra aux héroïnes du roman. Des moments que l'auteur théorise dans un vertige : «Quand tu sens que tu t'enlises, que tu as les pieds trop enfoncés dans la terre boueuse, quand tu n' arrives plus à retrouver la beauté des choses et des gens qui t'entourent, qui te sont proches, trop proches peut-être, il te reste à t'élever sur une balançoire, quelle qu'elle soit, afin de les voir autrement, de les saisir vertigineusement et ton élan te les fera apparaître merveilleusement différents». C'est là, dans cette étonnante confession, que transparaît cette intelligence émotionnelle porteuse de nuances et d'états d'âme, mais pas de ces états d'âme qui ruminent et qui ressassent, mais de ceux qui mettent les choses en perspective et qui nous rappellent cette forme d'intelligence qui suppose la capacité à contrôler ses sentiments et ses émotions et même ceux des autres, à faire la distinction entre eux et à utiliser cette information pour orienter ses pensées et ses gestes ; un outil d'analyse valant largement le pragmatisme usuel des hommes de bonnes intentions. Car c'est indubitablement d'intelligence émotionnelle que le roman de Saloua Ben Abda est pétri, avec une habileté à percevoir, exprimer, intégrer, raisonner avec elle. Se mettre dans les souliers de sa propre mère, se remémorer son existence, son survol des choses du foyer, des hommes et des enfants si difficiles à élever, tout en restant attachée à son intégrité émotionnelle. Une sonorité qui dépasse l'âge et les époques Tournée dès son jeune âge vers la préservation de cette précieuse intégrité émotionnelle, l'auteur intercale son ‘'militantisme intérieur'' entre celui de sa mère et de sa fille, toutes deux perçues comme de parfaits alter ego. Saloua Ben Abda dépeint ainsi une sonorité qui dépasse l'âge, les conditions dans lesquelles elles ont vécu chacune à son tour, qui dépasse aussi les époques toujours différentes quoi qu'on en dise, qui tisse leurs liens dans l'éther éternel. L'auteur retrace tout cela, y compris quand sa propre fille semble se détourner du chemin qu'elle a toujours clairement identifié comme le plus salvateur de cette précieuse intégrité, avec une attention de sentinelle, éveillée aux périls de la barbarie des autres, pas tous, car le père, par exemple, s'en sort quand même indemne quand on saisit le fil lucide, juste, rigoureux du roman. Elle y parvient comme seules les dames qui ont étudié, voyagé, exploré, sont capables d'éprouver devant la force de leurs propres états d'âme. Les murmures du citronnier, 185p., mouture française Par Saloua Ben Abda Editions Sahar, 2016 Disponible à la librairie Al Kitab, Tunis.