«Notre école, en général, ne se pense pas suffisamment. Elle n'ose même pas se regarder en face, de peur de découvrir que ses remèdes risquent aujourd'hui de devenir plus amers que ses maux». La table ronde, coorganisée samedi dernier à Tunis par trois «think-thank», le Forum de l'académie politique, la fondation Konrad Adenauer stiftung et le Cercle Kheireddine, sur le thème «Changer d'école, changer de société : comment réinventer l'école de la République ?», a laissé un goût amer et l'impression qu'on a fait un grand saut en arrière. De la réforme éducative de Mahmoud Messaâdi qui a marqué en 1958 la naissance du système éducatif tunisien moderne, à celle menée par Mohamed Charfi, on se trouve aujourd'hui dans une situation de décadence désolante. Le secteur de l'éducation nécessite aujourd'hui de nouvelles mesures profondes et courageuses. Des évolutions rapides, mal planifiées et mal gérées Les résultats de notre pays sont de plus en plus décevants. Au niveau de la lecture, notre score est passé de 404 à 361. Cette descente aux enfers a commencé en 2012 (selon l'évolution des scores établie par le Program for international student assessment «Pisa»). Cela nous renvoie à l'annonce faite par le ministre de l'Education, Hatem Ben Salem en décembre 2017, selon laquelle 7.000 candidats du baccalauréat 2017 ont obtenu la note de zéro en français et 5.000 la note de zéro en anglais. Le Pr Karim Ben Kahla, docteur en sciences de gestion de l'université Paris 1 de la Sorbonne, président du cercle Kheireddine, a tenté de déchiffrer la crise actuelle de l'éducation tunisienne et apporter les éclaircissements nécessaires autour de l'enquête Pisa. La moitié des écoles a une classe préparatoire, ce qui est très faible. Le pourcentage des crèches est aussi très faible, annonce-t-il, il est de 17,3% pour les enfants de 3 à 5 ans. Au niveau des écoles primaires, on a vécu une chute très rapide de 500.000 élèves en 10 ans, avec une légère reprise ces dernières années. Pour les élèves du secondaire, un doublement de l'effectif a été enregistré en 13 ans (1990 à 2002) avec, toutefois, plus de réussite. Au niveau de l'enseignement supérieur, le nombre des étudiants a triplé en 10 ans .Il est passé de 96.101 en 1994 à 292.291 en 2014. Il a qualifié, dans ce contexte, l'application du système MLD en Tunisie de «crime contre la jeunesse tunisienne». Le système éducatif en Tunisie a souffert des évolutions rapides, souvent mal planifiées et mal gérées. Seul indicateur positif, c'est la baisse des ratios élèves-enseignant, ce qui peut représenter une opportunité pour faire de la qualité aujourd'hui. En bas des tableaux Le financement de notre système éducatif est triplement déséquilibré, il y a énormément de gaspillage. Si on compare la Tunisie à la moyenne mondiale, on a à peu près environ 6% de notre PIB consacrés à l'éducation, ce qui nous place dans une position confortable entre la Finlande et les pays de l'Ocde. Cependant, si on prend les dépenses de l'éducation par rapport à celles de l'Etat, on voit bien que l'effort de l'Etat est nettement supérieur à celui des pays de l'Ocde ou de la Finlande. Il est de 20,65% pour l'Etat tunisien, 14,13% pour la Finlande, 12,32% pour l'Ocde. Première conclusion, il ne suffit pas de mettre beaucoup d'argent pour que l'éducation ait un système éducatif performant, souligne le Pr Karim Ben Kahla. Les résultats de notre pays sont de plus en plus décevants (Pisa). La nette chute a été enregistrée au niveau de la lecture, les mathématiques et également pour la science à partir de 2012. Notre score est passé de 404 à 361 rien que pour la lecture. On est devancé par l'Albanie, la Jordanie, la Moldavie, le Vietnam, qui ont un PIB par habitant inférieur à la Tunisie, souligne notre expert. Entre 2012 et 2015, il y a eu aussi une chute au niveau de la compréhension de l'écrit. On a perdu 21.5 points. Sur le plan des compétences dans le travail collaboratif pour la résolution des problèmes, on se trouve aujourd'hui au fond du classement. Quant à l'indice de l'évolution du plaisir d'apprendre la science de 2006 à 2015, c'est l'indice qui a le plus reculé, note encore Pisa. La Tunisie est le 5e pays où les jeunes passent le plus de temps à l'école. Quand ils sont en dehors de l'école, ils sont encore à l'école. On est deuxième sur ce plan après la Chine. En effet, nos enfants passent plus de temps à apprendre en dehors de l'école. C'est l'illustration du bourrage du crâne. De façon paradoxale, la Tunisie a l'indice de pénurie des ressources humaines le plus important sur 72 pays. Nous avons beaucoup d'enseignants, et pourtant les directeurs disent qu'ils manquent, en quantité et en qualité, des ressources humaines nécessaires. Quant aux départs des enseignants en «coopération» (selon l'Agence tunisienne de coopération technique au 23/2/2017), le nombre est de 552 au niveau du cycle primaire, 5.274 pour le secondaire, 1.998 pour le supérieur (y compris technologues), ce qui nous fait un total de 7.824. Le pic a été enregistré en 2012 au niveau des enseignants du secondaire et technique, explique le Pr Karim Ben Kahla Quelles solutions préconiser ? «Il est urgent d'arrêter les hémorragies. On dépense mal notre argent ! La crise et l'implosion de l'école mènent inéluctablement à l'implosion de la société, fait-il remarquer. Non au rafistolage du LMD, oui au vrai LMD avec un bac+5 pour tous les jeunes. Il faut faire des maîtres les véritables héros de la République. Ceux qui incarnent les valeurs et qui ont pour mission de se battre pour une nouvelle Tunisie», selon l'avis du Pr Ben Kahla. Selon le Pr Zeïneb Ben Ammar Mamlouk, il ne s'agit pas seulement de faire mieux, mais autrement. «Nous vivons la transformation la plus rapide et la plus profonde de l'histoire : Révolutions techniques, informatiques, transformations de la vie, des rôles sociaux, du travail et des cultures. La société change. Les métiers et les compétences aussi. Les fonctions sans plus-values sont de plus en plus automatisées, les logiciels répondent aux appels, organisent les agendas, conseillent les films, diagnostiquent les maladies, ce qui fait que des emplois disparaissent, de nouveaux métiers apparaissent. Il faut préparer l'élève aux réalités du XXIe siècle. La scolarité ne peut plus être uniquement une préparation à l'emploi, mais à la vie». «Il ne faut pas courir le risque de créer un système éducatif si étroitement configuré pour répondre aux besoins du marché du travail immédiat qu'on en oublie les savoirs essentiels et durables. Il nous faut un enseignement de base fondé sur les 5C, à savoir la communication (qualité d'expression et langues étrangères), les capacités (de s'informer, d'analyser, de synthétiser), la citoyenneté (civisme, civilité, réflexes écologiques et consommation responsable), la créativité (autonomie, curiosité, prise de risque) et la culture (identité nationale, ouverture aux autres civilisations et religions)», a-t-elle, par ailleurs, souligné. Notre système éducatif a-t-il peut-être cessé d'être un facteur de développement? Le Pr Hamadi Ben Jaballah a bien résumé dans son intervention la situation actuelle, en expliquant que notre école, en général, ne se pense pas suffisamment. Elle n'ose même pas se regarder en face, de peur de découvrir que ses remèdes risquent aujourd'hui de devenir plus amers que ses maux. Notre belle école, voulue par Bourguiba, reformée par Messaâdi et Charfi, est aujourd'hui gémissante, presque agonisante. Il faut travailler sur une véritable renaissance de l'école et pas simplement sur une réforme et reconnaître que la crise de l'école est à la fois une crise de la famille, de la société et de l'Etat, a-t-il soulevé.