Par Khaled TEBOURBI Sentiments «mêlés» après l'ouverture de la Cité de la culture. Entendons-nous bien : mêlés, pas mitigés. La joie et la fierté de posséder un temple des Arts, à la hauteur des ambitions de notre pays, supplantent évidemment tout, ne sont en rien égalées. On se souvient des larmes du zaïm Bourguiba quand on lui rappela que sous son égide pas un théâtre n'avait, encore, été construit. Moment évocateur, douloureux. Là, plus de «ratage historique». La Tunisie millénaire, terre de Qabadou, de Tahar Haddad, de Chebbi, d'Ibn Khaldoun et de Saint-Augustin, a son monument emblème, enfin. Et quel joyau !D'aucuns, parmi les «pointilleux», lui ont reproché, son «architecture vieillotte», «trop vingtième», «trop mastoc».Honnêtement, ce n'est pas ce qu'on a vu. Nous, on a compté et on a admiré les acquis. Cette magnifique salle d'opéra d'abord ; peu importe le concert inaugural (on pouvait proposer plus «adéquat»), mais de cette beauté et de cette acoustique, on ne rêvait même pas. Et tout cela est désormais nôtre, une richesse bien à nous ! Les trois salles de théâtre, ensuite, que d'espaces en vue, dorénavant. Pour les grands événements, du moins, adieu la «pénurie».Le musée d'Art contemporain et la cinémathèque, surtout. Oh ! oui, tant d'œuvres demeurent éparpillées, tant de films attendent leur rapatriement, leur numérisation. Mais une chose est sûre, déjà : nos arts plastiques, visuels, ont leur «maison», leur «planque». Des archives bien en point, au surplus. Finis les «gaspillages», les «déperditions», en tout cas. A tout le moins. Reste ce qui se «mêle» à tout ça. Ce qui peut susciter doute, ce qui peut inspirer crainte. Trois choses, à notre avis : – La stratégie, en premier : pourquoi a-t-on décidé de construire cette Cité ? A quelles fins la construit-on ? Le projet a été lancé sous Ben Ali, à la mi-90, en pleine dictature, par un président qui ne portait pas la culture dans son cœur, qui la redoutait, qui l'assimilait à «une arme à ne jamais abandonner entre les mains du peuple». Aucune contradiction, pourtant. Le régime avait très mauvaise réputation dans le monde, la Cité pouvait lui faire bonne vitrine, améliorer son «image internationale», peu ou prou. De plus, le pays marchait à 5-6% de croissance, et avait les compétences techniques et administratives qu'il fallait. Le «hic», aujourd'hui, après plus d'une décennie d'interruption, après l'éviction du dictateur et l'avènement de «la révolution de la liberté et de la dignité», est que ces conditions (supposées propices) ne se justifient plus. Reprend-on le projet, tel quel, pour faire vitrine au gouvernement de «transition» ?Et dans quel contexte ?Celui d'une économie aux abois ?De régions plus que jamais laissées-pour-compte ? De finances publiques «épuisées» ? L'acquis de la Cité de la culture ne se renie pas « en soi», mais sous quel modèle, sous quelle stratégie ? Ceux de Ben Ali ? Dans l'indifférence à la culture, pour la seule «galerie» ? – La gestion et le savoir-faire, en second. La Cité abrite tout un pôle administratif : des directions, des institutions entières précédemment rattachées au ministère et qui relèvent d'une dirigeance dite «autonome» désormais. L'autonomie est un bon choix, en l'occurrence. Le problème est que tout un personnel ancien a été déplacé à cet effet. Désigné : mais avec quelle initiation et quelle liberté d'action ? Presque les mêmes «grosses têtes» du ministère sont chargées de fonctions, aujourd'hui, à la Cité. Les risques : une centralisation, un manque de compétences, de la bureaucratie et de gros coûts. – Le contenu artistique, enfin. Aura-t-il la qualité et la dimension requises ? L'infrastructure culturelle édifiée sous Chedly Klibi, puis sous Béchir Ben Slama, avait suscité et mobilisé des talents, de nombreux talents. Serait-ce le cas, à nouveau ? De 70-80 à nos jours, beaucoup de choses ont changé ; hélas. En moins bien, à «reculons». La nouvelle Cité ne réussira pas, à elle seule, à rehausser les Arts et la culture dans ce pays. Soyons-en bien conscients. Elle n'est (au mieux ?) que le signal d'un renouveau possible. Le plus dur est à venir. Voilà pourquoi nos sentiments sont «mêlés».