Aux urnes, citoyens ! Avions-nous écrit dans ces mêmes colonnes dimanche dernier. Le même appel était entonné un peu partout, de partout. Le parti des abstentionnistes lui a damé le pion. Et il l'a fait d'une manière d'autant plus résolue et efficace que ce fut en quelque sorte une pulsion sourde et spontanée. Son credo tient en un mot : les jeux sont faits et les dés sont pipés, pourquoi voter dès lors ? Un spectre hante les Tunisiens : la faillite des hommes politiques. Ils expriment de différentes manières leur ras-le-bol généralisé face aux professionnels de la politique politicienne. Ceux-là mêmes qui n'en finissent pas de tromper leur monde sous divers apparats et postures. A l'issue des élections municipales du 6 mai 2018, les politiciens de tous bords se sont passé le mot qu'ils voudraient faire avaler au commun des Tunisiens telle une grosse couleuvre : le triomphalisme. Droite, gauche, libéraux, fanatiques, centre et extrêmes n'ont qu'une seule formule à la bouche : «Nous avons triomphé, nous sommes les meilleurs, les purs et durs»...Ils se relaient sur les plateaux radio et TV pour le clamer haut et fort. Leurs communiqués de circonstance ne sont guère en reste. Ils travestissent un tsunami feutré en grand soir d'autosatisfaction et de vantardise. Et pourtant ! L'électeur tunisien — et surtout le non-électeur — a donné des signaux forts via le scrutin de dimanche dernier. Les politiciens sont frappés de cécité, d'une incapacité de lire les signes, les symboles et le sens des faits massifs. En pathologie, cela s'appelle asymbolie, c'est-à-dire la perte de la compréhension des symboles et des signes. Premier constat, l'abstention massive. L'Instance indépendante supérieure des élections (Isie) l'estime à quelque 65% des électeurs inscrits dont le nombre s'élève à 5.369.843 personnes. Soit. C'est déjà, en soi, un sérieux revers, Waterloo. Mais la même Isie publiait en février 2012 son rapport sur les élections de la Constituante de 2011. Elle y précisait, à la page 264, que le nombre des Tunisiens en âge de voter s'élevait alors, sans compter les Tunisiens expatriés, à 8.018.048 personnes. Et comme notre population est jeune, le nombre doit avoir augmenté entre-temps. Dès lors, le taux d'abstention réel s'élève, lors des dernières élections municipales à 77%, dont 90% auprès de la tranche d'âge des 18-40 ans. Rassurons-nous, on finit toujours par retrouver les pulsions profondes ou nouvelles de notre pays. Les grèves sont dans l'air du temps. Les électeurs s'y sont livrés en bonne conscience, corps et âme. N'empêche. Cette grève massive des électeurs devrait donner à réfléchir. La majeure partie des élus dans les conseils municipaux ont moins de 40 ans. Près de 50% d'entre eux sont des femmes. Ce sont en revanche les plus de 45-50 ans, des gens aux cheveux poivre et sel, qui ont fait le déplacement aux bureaux de vote. Platon écrivait dans La République que l'opinion est quelque chose d'intermédiaire entre la connaissance et l'ignorance. Et l'on s'interroge toujours dans notre métier pour savoir si l'opinion est d'abord une émotion ou une information. En l'occurrence, c'est plutôt l'émotion qui prime. Elle traduit l'exaspération, voire la colère ou l'amère désillusion. Les Tunisiens ne croient plus aux politiques, du moins ceux qui tiennent le haut du pavé. Leurs discours leur semblent mornes, répétitifs, monotones, à la limite du radotage. Qui plus est doublés d'une propension fâcheuse à l'agressivité gratuite et mal-à-propos. Et puis l'économie est en panne, le social dans un état désastreux et les réformes, sans cesse réitérées, renvoyées aux calendes grecques au bout du compte. Les gens décrochent, en désespoir de cause. Après tous les espoirs consentis et raisonnés aux lendemains de cette révolution de 2011 qui, pour la multitude, semble désormais bien lointaine. Il en reste quelques slogans qui, aux yeux du citoyen lambda, semblent éculés ou brandis en trompe-l'œil par une classe politique aux antipodes des élans fédérateurs et libertaires de cette révolution. Aux urnes, citoyens ! Avions-nous écrit sur ces mêmes colonnes dimanche dernier. Le même appel était entonné un peu partout, de partout. Le parti des abstentionnistes lui a damé le pion. Et il l'a fait d'une manière d'autant plus résolue et efficace que ce fut en quelque sorte une pulsion sourde et spontanée. Son credo tient en un mot : les jeux sont faits et les dés sont pipés, pourquoi voter dès lors ? Ce faisant, le citoyen lambda ne sait pas qu'il fait précisément le jeu des politiques politiciennes. Elles n'ont de cesse d'éloigner le citoyen des sphères du pouvoir. Des sphères accaparées et jalousement gardées par les gardiens du temple, les partis politiques. Des gardiens eux aussi malmenés par le scrutin de ce dimanche 6 mai. Tel est pris celui qui croyait prendre. Nous y reviendrons.