De notre envoyée spéciale à Cannes Samira DAMI Dans le chapitre «Heureuse Arabie», titre inspiré d'un ouvrage d'Alexandre Dumas, Godard atteste que cette région représente un paradis perdu et que ni l'Occident ni l'Europe n'ont les vertus nécessaires pour faire cesser toutes les guerres qui saccagent, actuellement, les terres arabo-musulmanes. C'est une histoire en cinq chapitres comme les cinq doigts de la main, ainsi se décline «Le livre d'image», le nouveau film de Jean-Luc Godard, sélectionné en compétition officielle au 71e festival de Cannes. Après son essai sociologique et philosophique sur l'état du monde dans «Adieu au langage», réalisé il y a quatre ans, la figure emblématique de la Nouvelle Vague propose cette fois-ci une profonde réflexion, notamment sur le monde arabe en 2017. Le réalisateur, dont les films représentent toujours un évènement à Cannes, remonte le temps pour se focaliser sur «le remake» et la répétition des guerres et conflits dans le monde, prônant que «la guerre est divine en elle-même». Les conflits se répètent de l'Antiquité à nos jours, rythmant le mouvement de l'histoire et de la vie. Mouvement représenté par des trains pleins de gens fuyant la guerre ou carrément prisonniers de guerre que ce soit en Europe, (1ère et 2e guerres mondiales) en Afrique, au Moyen-Orient ou en Asie. Cet embrasement guerrier ravageur ayant marqué et fait souffrir l'humanité entière se poursuit, encore et toujours, et touche, aujourd'hui, de plein fouet le monde arabe qui a été, nous dit Godard, abandonné par l'Occident qui ne le comprend pas.«Les Arabes et les musulmans n'intéressent pas le monde», prône l'auteur de «Pierrot le fou», film qui illustre l'affiche du festival. Mieux, l'auteur-réalisateur s'interroge «Les Arabes peuvent-ils parler ?», «A mi-voix» répond une voix féminine. Dans le chapitre «Heureuse Arabie», titre inspiré d'un ouvrage d'Alexandre Dumas, Godard atteste que cette région représente un paradis perdu et que ni l'Occident ni l'Europe n'ont les vertus nécessaires pour faire cesser toutes les guerres qui saccagent, actuellement, les terres arabo-musulmanes. Le cinéaste ne manque pas d'impliquer, clairement l'Amérique et l'Europe. En fait, Godard pense que «le malheur du monde arabe vient de l'irruption du pétrole dans toute la péninsule». Ce qui tua bien des espoirs et des rêves, car les espérances, selon lui, restent des utopies étouffées par des ennemis plus forts. Dans ce film-quasi testament, Godard fait un parallèle avec l'attaque de Carthage par les mercenaires barbares, au IIIe siècle avant JC, il cite un passage du livre «Salammbô» de Gustave Flaubert qui décrit dans le détail cette guerre atroce de «l'armée des barbares qui s'avançait sur Carthage». Les barbares d'hier sont les terroristes d'aujourd'hui, des mercenaires déshumanisés, manipulés par des puissances mondiales et régionales. Toutefois, pour changer le monde, «il faut une révolution», prêche le cinéaste, et le son monte au rythme des cris du célèbre slogan «dégage» de la révolution tunisienne. Forme fragmentée Usant de la métaphore, le réalisateur feuillette, dans un contraste très accentué de lumières et dans une forme déconstruite et fragmentée, son livre de guerres et de belligérances en se référant à des textes philosophiques, Nietzche entre autres, à «l'Esprit des lois» de Montesquieu, à des textes littéraires, Balzac, Dumas et l'auteur égyptien Albert Cossery et à des fragments de poèmes, Rimbaud. Textes sous-tendus par un collage d'images tantôt figées, tantôt animées, des photos d'archives, des visuels de peintures,Matisse, Klimt, ainsi que des extraits de vidéos, de reportages de télé et de films. Les images sont noires, ténébreuses, monstrueuses, terrifiantes : armées en action,bombes, feu et flammes,femmes brûlées sur des bûchers, corps d'hommes et d'enfants tués, égorgés et calcinés. Film quasi documentaire, où la fiction est très peu présente, «Le livre d'image» véhicule, en arrière-plan, un pan de l'histoire du cinéma à travers un puzzle choisi, selon le point de vue de l'auteur-réalisateur. Ces scènes de films muets et parlants, du cinéma américain, européens, asiatiques et arabes servant à la dramatisation du propos et à la cohérence du sens. Citons-en «La belle et la bête», «Métropolis», «Vertigo», «La dame de Shanghai», «Ivan le terrible», «La Strada», «Johnny Guitare», «Les mille et une nuits», «l'Atalante», «Le dernier des hommes» et autres. Godard s'autocite, également, en insérant des extraits de ses propres films, «Petit soldat», «Week-end», «Hélas pour moi !», etc. Du cinéma arabe, il reprend des visuels ou des extraits, notamment de films tunisiens dont «Le collier perdu de la colombe», «Baba Aziz», «Les silences du palais», «La saison des hommes», «A peine j'ouvre les yeux» et même un air de Hédi Jouini et des chants soufis de notre terroir. La puissance de cet opus réside, également, dans la bande son, d'une grande variété et richesse, Godard a tout fait pour amplifier le sens : superposition des voix, balbutiements, dissonance,musiques en tous genres d'Orient et d'Occident, entre classique et moderne, de Bach à Anouar Brahem en passant par Oum Kalthoum. Pour construire, composer et donner du sens, paradoxalement le cinéaste mythique déconstruit et décompose l'image et le son qui, souvent, se figent, bafouillent et cafouillent à l'instar de l'état de notre terrifiant et horrible monde quitté, on dirait à jamais, par la paix, l'harmonie et la grâce, sources de mélodies, de bonheur et de sérénité. Bref, JLG qui n'est pas venu présenter son film, qui correspond au 50e anniversaire de mai 68, n'a jamais obtenu de Palme d'or à Cannes. L'obtiendra –t-il lors de cette édition, tel un couronnement de son riche et singulier parcours ? En tou cas, ça sera amplement mérité.