Par Hatem KOTRANE * La Tunisie est-elle devenue si difficile à gouverner depuis l'adoption de la Constitution du 27 janvier 2014 ? L'interrogation est légitime et nous rappelle que la Constitution du 1er juin 1959, alors même qu'elle a été jugée responsable de cinquante-cinq ans de mauvais souvenirs des régimes personnels qui ont gouverné la Tunisie, lui aura tout de même permis d'être gouvernée et de bénéficier d'une relative stabilité. Avec la révolution, les nouveaux acteurs politiques se méfiaient tellement les uns des autres qu'ils voulaient éviter que l'un d'entre eux puisse véritablement gouverner. La nouvelle Constitution partage-t-elle alors le pouvoir exécutif entre le président de la République et le chef du gouvernement, à qui il est confié l'essentiel des tâches et prérogatives qui relevaient quasi-exclusivement, sous la Constitution de 1959, du président de la République, y compris celle de déterminer la politique générale de l'Etat et de veiller à sa mise en œuvre, la présidence du Conseil des ministres — sauf dans les domaines de la défense, des relations extérieures et de la sécurité nationale —, la cessation de fonction d'un ou de plusieurs membres du gouvernement ou l'examen de sa démission — en concertation avec le président de la République en ce qui concerne le ministre des Affaires étrangères ou le ministre de la Défense —, la création, la modification ou la suppression des établissements publics et d'entreprises publiques et services administratifs, ainsi que la détermination de leurs compétences et de leurs attributions (Articles 91 à 94 de la Constitution). Quant à la fin du gouvernement, elle est normalement provoquée soit par sa démission présentée par écrit par le chef du gouvernement au président de la République qui en informe le président de l'Assemblée des représentants du peuple, soit par suite de l'initiative du chef du gouvernement demandant à l'ARP un vote de confiance sur la poursuite de l'action du gouvernement, soit par suite d'une motion de censure, votée contre le gouvernement, suite à une demande motivée, présentée au président de l'ARP par au moins le tiers de ses membres et requérant l'approbation de la majorité absolue des membres de l'Assemblée (Articles 97 et 98 de la Constitution). Voilà un système qui se voulait cohérent, garantissant un équilibre apparent entre les différents pouvoirs par l'aménagement de conditions strictes de remise en cause de la stabilité des institutions, y compris le gouvernement. Comment en est-on arrivé à un système où le président de la République, symbole de l'unité de la République, garant de son indépendance et de sa continuité, mène directement des consultations politiques visant, en définitive, à affaiblir le gouvernement et à en provoquer la fin dans des conditions qui échappent, en grande partie, aux mécanismes définis par la Constitution dont il est tenu pourtant de veiller au respect (Article 72 de la Constitution) ? L'interrogation est grave ! Elle met en question la Constitution de la « IIe République » et montre pourquoi l'instabilité gouvernementale en est la principale tare. Un retour aux mauvais souvenirs des régimes personnels ? Il faut y voir, dans cette orientation politique qui divise, de plus en plus, la classe politique et l'ensemble des Tunisiens, les mauvais souvenirs des régimes personnels qui ont gouverné la Tunisie, alors même que le principal rôle du président de la République, en la matière, est de désigner le chef du gouvernement dans les conditions définies par l'article 89 de la Constitution qui précise que ce dernier est choisi en sa qualité de « candidat du parti politique ou de la coalition électorale ayant obtenu le plus grand nombre de sièges au sein de l'Assemblée des représentants du peuple ». Certes, le président de la République n'est pas obligé de désigner le chef d'un parti quelconque ou de la majorité parlementaire, qui du reste n'existe pas au vu des résultats des élections législatives de 2014. Et contrairement à ce qui se passe dans la plupart des systèmes qui prêtent à comparaison, il est admis que le chef du gouvernement puisse ne pas être le chef de la majorité parlementaire ou l'homme le plus en vue, y compris dans son propre parti politique. C'est là, assurément, un premier signe de l'affaiblissement, du fait de la Constitution elle-même, de la position du chef du gouvernement, dépendant dans sa nomination, dans une certaine mesure, de la volonté du Président de la République. Y ajouter les tractations actuelles du chef de l'Etat organisant en dehors des circuits constitutionnels la destitution du chef du gouvernement aura des conséquences graves pour la gouvernance de la Tunisie. Les ambitions et les rivalités de personnes conduiront à un émiettement continu des partis politiques : pour accéder au pouvoir exécutif, il ne sera pas nécessaire d'arriver à la tête d'une grande formation politique mais de jouer sur ses réseaux en maniant l'intrigue ! La conséquence en est une instabilité gouvernementale chronique et l'instauration de pratiques malsaines avec le risque latent que le chef du gouvernement n'ait plus aucune autorité sur ses ministres; pire qu'il la perde face à l'appareil administratif et militaire. A tout moment, le gouvernement pourra alors être mis en minorité par un clan ou une coalition de clans pourtant hétérogènes (Nida avec les syndicalistes « révolutionnaires » de L'Ugtt par exemple) et être contraint à la démission. Ce sera alors la séquence habituelle prévue par la Constitution : Choix du nouveau chef du gouvernement par le président de la République ; choix des ministres par le chef du gouvernement avec son lot d'obligés venant des partis soutenant le nouveau gouvernement; présentation du gouvernement devant l'ARP qui aura tout pouvoir pour le récuser, au risque de faire du gouvernement un simple comité délégué et du chef du Gouvernement un simple courtier politique sous haute surveillance. Comment pallier cette situation où les pouvoirs du chef du gouvernement sont amoindris par le président de la République qui l'a pourtant choisi et qui, tel « un monarque sans l'hérédité », en est arrivé à obliger un premier chef du gouvernement, Habib Essid, à se démettre et à préparer un autre chef du gouvernement, Youssef Chahed, à le faire, tournant ainsi le dos à la Constitution dont il est symboliquement le gardien pour aller vers un régime politique quelconque, voire une époque nouvelle marquée par un président qui inaugure les chrysanthèmes ? Comment pallier cette instabilité afin d'avoir un gouvernement fort, donc uni, en mesure de gouverner, surtout en ce moment où quelques signes encourageants semblent se profiler au plan de la relance de l'économie, longtemps plongée dans l'anomie, sans pour autant suivre la voie d'extrémistes appelant à renverser la République au profit d'une nouvelle dictature ? Car les Tunisiens en ont marre : De voir leur pays sombrer dans les ténèbres avec l'aval de toutes les hautes instances de l'Etat dont l'histoire retiendra probablement, de leurs initiatives constitutionnelles, qu'elles n'auront finalement servi ni la République ni les valeurs proclamées par la Constitution ; De l'attitude de bon nombre d'acteurs politiques et de figures indignes de la confiance, qui donnent un exemple, jour après jour, de ce que la malhonnêteté et l'indécence peuvent faire de pire à la politique et dont le comportement, face aux risques majeurs qui guettent le pays, leur vaudra probablement, aux prochaines échéances électorales, solde de tout compte ; De l'impact, surtout, de tant d'incertitudes sur la jeunesse de ce pays qui continue à être abusée par tant de figures qui ne constituent pas précisément un exemple ! Puisse le peuple tunisien se réveiller et faire entendre, enfin, avec sagesse, sa propre voix : Pour faire cesser ces manœuvres politiciennes aussi subalternes que chèrement payées ; Pour reprendre, enfin, l'initiative de son destin et donner un exemple de ce qu'un peuple peut faire de mieux pour défendre, dans l'unité, ses aspirations à la liberté, au développement et à la dignité. Pour permettre à la jeunesse tunisienne de réinscrire éternellement la Tunisie dans sa confiance ! H. K. * Professeur à la Faculté des Sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis