Après une longue absence de cinq années, durant lesquelles il fut, entre autres, directeur du Festival international de Carthage, ministre de la Culture et directeur d'une radio, Mourad Sakli revient sur la scène musicale avec un spectacle «Misk Ellil» dont la première sera présentée le 30 mai au Théâtre municipal dans le cadre du Festival la Médina. A cette occasion, il nous a accordé cet entretien. Vous venez d'annoncer votre retour sur la scène musicale après une absence de cinq ans et demi avec un spectacle qui porte le nom de «Misk Ellil»... Parce que je suis tout simplement un musicien-né ! J'ai commencé à fréquenter le conservatoire à l'âge de neuf ans et depuis je n'ai pas arrêté. Depuis 1988 je donne des concerts en Tunisie et plus de 200 concerts partout dans le monde avec mes propres compositions. Le festival de Carthage, je l'ai fait en 1999 avec ma propre composition «Hkaya touilla» et en 2003 avec «Ghmouk El Ward», en passant par l'ouverture de «Kairouan, capitale de la culture islamique» jusqu'au dernier grand spectacle que j'ai composé et qui était en 2011 pour la clôture du festival de Hammamet «Terre d'Olivier». En janvier 2013, j'ai donné mon dernier spectacle au Théâtre municipal et, depuis, j'étais chargé de la direction du Festival international de Carthage et après du ministère de la Culture... Ça ne me laissait pas vraiment beaucoup de temps ! Mais je me considère toujours comme musicien et compositeur et je ne veux pas trop m'éloigner de ma vocation. Parlez-nous de ce spectacle... «Misk Ellil» est un spectacle qui réunit des extraits de tous les grands concerts que j'ai donnés. J'ai composé plus de douze heures de musique mais j'y ai extrait les principaux morceaux depuis 1999. Il y aura des morceaux instrumentaux mais c'est un concert à 75% vocal. Des extraits de «Hkaya touilla» écrits par Riadh Marzouki, des extraits de «Ghmouk El Ward» et «Terre d'Olivier» sur des textes de Khaled Ouaghlani. Il y aura aussi des extraits de Kairouan l'éternelle sur le scénario écrit par Ali Louati. Sur scène il y aura six instrumentistes et deux chanteurs. Il s'agit de deux jeunes chanteurs, Allam Aoun et Aya Lakhnouj, comme à l'époque avec Zied Gharsa et Dorsaf Hamdani... Ces deux jeunes interprètes maîtrisent très bien l'intonation musicale tunisienne qui constitue le fond de mes compositions. Mes inspirations sont le patrimoine musical tunisien mais très diversifié : du Malouf aux musiques régionales en passant par les musiques ethniques, populaires et confrériques. J'espère donner un concert de 75 minutes de musique qui fera plaisir aux spectateurs. Vous avez souvent parlé d'un nouveau projet culturel qui urge à être réalisé et dont la diversité est le point essentiel... En effet, il s'agit d'unifier les Tunisiens une deuxième fois mais à travers leur diversité. Cela paraît contradictoire mais ça ne l'est pas du tout. On a réussi à le faire une première fois pour construire l'Etat-nation après l'Indépendance. Aujourd'hui les tunisiens sont fiers d'appartenir à cette nation mais quand le modèle économique qui est relié à ce projet politique et culturel a commencé à montrer ses limites, chacun s'est replié dans son propre cocon surtout après la révolution. On a assisté à la ré-émergence des tendances tribales et régionales, etc. Il s'agit donc de réunifier de nouveau ces Tunisiens qui s'effritent. Il faut valoriser les spécificités culturelles à l'échelle nationale. Les Tunisiens ne se connaissent vraiment pas ! Je veux dire ne connaissent pas leurs spécificités régionales respectives de l'art culinaire au chant et à la musique. Si les Tunisiens réussissent à connaître leurs spécificités culturelles, là on aura réalisé un grand bond vers l'avant. Il y aura une unification culturelle et pas seulement conjoncturelle... D'aucuns pensent que la musique tunisienne est en train de régresser dans un sens quand on la compare aux années 80... On a toujours eu un potentiel énorme pour la musique tunisienne. Un potentiel qui mérite d'être encadré et valorisé. On a eu une excellente génération dans les années 80, mais la Tunisie continue à produire d'excellents musiciens, d'excellents instrumentistes et d'excellentes voix. Le problème c'est que les données ont changé. Dans les années 80, il n'y avait pas tous ces réseaux sociaux et toutes ces chaînes de télévision. C'est aussi le circuit de production et de diffusion qui a complètement et changé. Ce n'est pas le talent qu'on a perdu mais les mécanismes de diffusion et on n'arrive pas à concurrencer les boîtes internationales qui lancent une chanson en un éclair de temps. Du Centre des musiques arabes et méditerranéennes au ministère de la Culture, en passant par le Festival international de Carthage, quel bilan faites-vous de ces expériences ? Partout où je suis passé, j'ai toujours raisonné en ces termes «structurant et structurel». Au centre Ennejma Ezzahra, il y a eu la collecte des musique sur le terrain, la création de festivals de musiques qui ont perduré. En 2010, il y a eu la première expérience de Carthage et j'ai démissionné mais j'ai repris en 2013. C'est un festival qui a une longue histoire et que j'ai tenu à revaloriser. Puis il y a eu un travail au niveau de la logistique et notamment du moyens qui permettent d'avoir des statistiques précises à la minute près de la billetterie des entrées et des réservations. Il y a eu un système qui réunit toute la billetterie qui permet une gestion rigoureuse. Pourtant l'édition de 2013 était celle qui a reçu le moins de subvention de la part du ministère de la Culture. Mais c'est l'édition qui a aussi réalisé un budget record de plus de huit milliards alors que la subvention de l'Etat n'était que de 2,2 milliards, le reste a été acquis grâce aux recettes de la billetterie et aux sponsors. Il faut dire que j'ai réduit les gratuités, ce qui a porté ses fruits. C'est ce que je veux dire en parlant de structurel et de structurant. En tant que ministre, je considère mon passage comme celui d'un ministre de la culture privilégié. Quand on est ministre pour onze mois et quand on n'appartient à aucun parti politique, on a toute la liberté de travailler sur le structurel et le structurant. Cela nous a permis de faire la loi révolutionnaire sur le mécénat culturel et faire aussi un travail pour la création d'une commission nationale du Patrimoine culturel immatériel, ce qui ne m'a pas valu que des amitiés de la part des professionnels du ministère de la Culture... Malheureusement cette commission ne s'est plus réunie depuis 2014. D'ailleurs depuis 2014 le registre national du PCI n'a pas évolué alors qu'il doit être évolutif chaque année. La loi sur la propriété intellectuelle était aussi un moment important de ce passage. La Cité de la culture a ouvert ses portes et certains pensent qu'elle va porter préjudice aux petits espaces privés pour la culture... Pour moi, la Cité de la culture est un acquis si on arrive à faire très attention à certaines choses. C'est un acquis mais qui ne doit pas montrer la culture officielle. Il faut savoir ouvrir cet acquis sur le secteur privé, la société civile et les artistes indépendants. Il faut des mécanismes de gouvernance très souples pour une exploitation (même cyclique) de cet espace par les privés et la société civile. Aujourd'hui il y a un potentiel énorme en Tunisie, la Cité de la culture doit être sa vitrine sans accaparer à elle seule toutes les activités à mon sens. La culture de proximité dispensée par ces petits espaces privés est très importante, la Cité de la culture peut très bien être leur vitrine sans les concurrencer. Il faut aussi qu'il y ait une ouverture sur les régions et je ne parle pas d'un petit événement folklorique. Il s'agit de consacrer un mois ou plus, un espace pour telle ou telle région...