Depuis son observatoire et durant les 743 jours de son exil, Bourguiba a laissé un patrimoine épistolaire de 300 missives qu'il a fallu retrouver et classer. La vision de l'homme d'Etat, de l'amoureux de son pays et du fin stratège y apparaît avec force. «Le Zaïm, de retour» est le titre de la dernière pièce de Raja Farhat présentée à l'Agora à La Marsa, mardi soir. Cette fois-ci, le dramaturge féru d'histoire nationale met en scène un épisode douloureux de la vie de Bourguiba ; l'exil sur l'île de la Galite. Dans une situation d'illégalité totale, le leader déjà dérangeant a été déporté sans jugement de mai 1952 à mai 1954 sur «ce caillou». Raja Farhat revendique ce «devoir de mémoire sur un personnage central du XXe siècle», qu'il a entrepris de mettre en scène depuis des années. Une saga qui s'étale «de la lutte pour la libération et tout au long des années fastes et difficiles de l'indépendance». Des décennies garnies de faits, qui relèvent de la grande et la petite histoire, sont passées en revue, racontées et jouées par Raja Farhat, qui, outre sa mémoire fabuleuse, possède le talent d'imitation, de Bourguiba en premier. Le leurre fonctionne toujours. Depuis son observatoire et durant les 743 jours de son exil, Bourguiba a laissé un patrimoine épistolaire de 300 missives qu'il a fallu retrouver et classer. La vision de l'homme d'Etat, de l'amoureux de son pays et du fin stratège y apparaît avec force. Un document rare qui résume ce prisonnier hors du commun. Mais l'accent tragique dicté par le cadre de cette retraite imposée y était net également. Un retour aux sources Bourguiba avait pour seuls compagnons, le policier chargé de le garder, le gardien du phare, trois chèvres qui lui donnaient du lait pour son petit-déjeuner et un petit chien fidèle qu'il affectionnait particulièrement. Il recevait très peu de visites y compris de sa femme Mathilde et de son fils Bibi, on le lui interdisait. Acculé à gérer son temps et entretenir son corps, il s'obligeait à la manière d'un marathonien de faire de la marche tous les jours et d'escalader une fois tous les six mois une colline de 300 m qui culminait sur l'île. Alain Savary, alors député socialiste, était venu lui rendre visite pour parler de son cas à l'Assemblée. Il lui offre l'œuvre compète de Victor Hugo. Cadeau inestimable ! Lui qui a été privé de ses livres ! «Les Misérables» de Hugo, qui éclairent les nuits de milliers de lecteurs, illuminera la vie du captif. Entre les personnages du célèbre roman et la réalité, il n'y a qu'un pas à faire, l'association avec son «petit peuple» qu'il connaît bien et affectionne dans sa misère est alors opérée. Quelques années après sa libération, Bourguiba effectue un retour aux sources accompagné de son photographe et d'une journaliste. C'est précisément cet épisode qui a été joué par Raja Farhat et par Amel Farji dans le rôle de la journaliste. Bourguiba a toujours aimé visiter ses anciennes prisons. Il était alors président de la République, qu'un jour avec ses vieux camarades ils s'en sont allés à Borj Le Bœuf, en plein Sahara, rien que pour se rappeler ces moments terribles de 1934. Cette fois-ci, il revient à la Galite, où il pose assis sur un rocher regardant la mer, d'où la photo mythique reproduite en sculpture à Tabarka. Ce pèlerinage lui a permis de défier en les taquinant les militants, ses compagnons : «Je voudrais bien vous voir dans ce désert marin non pas deux ans mais un mois seulement». Bourguiba et Hached étaient de la même trempe A travers le jeu des questions-réponses, se déploient de longues narrations où Bourguiba révèle son admiration pour certains personnages de l'histoire, raconte ses rapports avec la France, évoque la question de l'autonomie interne, livre son incompréhension, voire sa haine du communisme. L'édification de l'Etat tunisien, la réunification de la justice, la promulgation du code du statut personnel, l'élaboration de l'article premier de la Constitution sont racontées dans un style cher à Bourguiba, en dialecte tunisien, spontané et le ton volontaire, agrémenté de quelques anecdotes tirées de son vécu. L'épisode de la Galite est important, nous révèle Raja Farhat avant la représentation, «une prison lointaine, infranchissable vous permet d'aller à la rencontre de vous-même. Il n'y a pas plus pénible exercice». Outre l'exercice d'introspection que Bourguiba s'était imposé, de terribles choses sont survenues durant sa captivité, comme l'assassinat de Farhat Hached, le 5 décembre 1952. Il avait écrit à «Om Lkhir», la veuve de vingt ans avec quatre enfants, «une lettre douloureuse, parce qu'il aimait sincèrement Farhat Hached et se reconnaissait en lui. Ils étaient tous les deux de la même trempe, estime Raja Farhat. Le leader syndicaliste n'a jamais contesté le leadership de Bourguiba qu'il considérait comme un symbole. Or Hached n'avait pas conscience qu'il était lui-même un symbole. Sa modestie proverbiale touchait Bourguiba. «Comment Raja Farhat résume le Zaïm ?». Intarissable sur le sujet, l'homme de théâtre et auteur estime : «Que jamais Bourguiba n'a autant occupé les esprits que maintenant et jamais il n'a subi autant d'attaques et d'agressions caractérisées que maintenant aussi. Bourguiba est une césure entre une Tunisie inventive, analyse-t-il, créative, audacieuse qui va de l'avant et la Tunisie grelottante, amoureuse du passé, des archaïsmes et d'un islam du pauvre, médiéval, soutenu en cela par une fameuse élite intellectuelle zeïtounienne qui n'a jamais rien compris à l'Islam des lumières. Bourguiba cultivait, lui, l'islam des lumières. Bourguiba était un intellectuel de très grande dimension. Il état francophile et francophone mais jamais soumis à la France, les gens n'ont pas compris la nuance». Rien à ajouter !