Soixante ans après le déclenchement de la révolution populaire du 18 janvier 1952, le devoir de mémoire les a réunis de nouveau dans un espace public, au grand jour, après de longues années de silence, de repli sur soi, d'effacement, pendant les années Ben Ali. Eux, ce sont d'anciens combattants contre le colonialisme français, détenus politiques et frères d'armes qui ont lutté, avec beaucoup d'autres, pour libérer la Tunisie du joug de l'occupation étrangère, enfin ceux parmi ces vaillants militants qui sont encore en vie. La moyenne d'âge se situe entre 70 et 90 ans. Ceux qui ont pu faire le déplacement étaient pour la plupart accompagnés de leurs proches, enfants ou petits-enfants. La révolution du 14 janvier 2011 qui a déchu le despotisme et la dictature les a, eux aussi, libérés et sortis d'une longue léthargie, de la marginalisation. Mercredi dernier, à l'occasion de la commémoration de la révolution de la libération et de l'indépendance de la Tunisie (18 janvier 1952), ils ont décidé de se rassembler à la maison de la culture Ibn-Khaldoun, sous l'égide de leur ancienne «Association des combattants tunisiens» (créée en 1981) enfin ressuscitée; ses activités ayant été gelées pendant de longues années. Au programme, une conférence présentée par un des anciens militants destouriens, M. Hamed Zghal, à l'effet de dépoussiérer la mémoire collective en présentant une conférence sur cet événement déterminant dans le mouvement national pour la libération. Salah Ben Youssef, Farhat Hached et les autres M. Hamed Zghal passe tout le film de l'histoire avant, pendant et après la révolution de la liberté et de l'indépendance. A la fois en tant que témoin et historien, la mémoire encore solide, il raconte tout au moindre détail avec dates, noms et lieux. Bourguiba aura la part belle de cette rétrospective et tous les égards avec les titres habituels de «Zaïm», «Al Moujahed El Akbar» (combattant suprême), etc. Il évoque aussi, bien sûr, nombre d'autres militants, particulièrement Salah Ben Youssef et Farhat Hached. Le différend entre Bourguiba et Salah Ben Youssef sera longuement expliqué, mais la mort de Salah Ben Youssef éludée. Le fils de ce grand militant présent dans la salle, aux côtés notamment de MM. Mohamed Sayah, Mansour Moalla, Mustapha Masmoudi, prendra la parole à la fin de la conférence et en fera le reproche. Une discussion corsée s'ensuivra entre les deux parties, bourguibiste et yousséfiste, mais débouchera sur un consensus, celui de privilégier le discours de la réconciliation et les actions qui assurent la cohésion. «Ce discours ne doit occulter personne et doit garantir la reconnaissance nationale pour tous ceux qui ont participé à l'indépendance de la Tunisie et à sa construction; nous sommes pour la vérité et la réconciliation, c'est le seul moyen de sortir le pays de l'impasse aujourd'hui», indique Abdelaziz Jaouadi, qui se présente comme l'enfant d'une famille militante yousséfiste. Pour ces anciens combattants et militants, l'heure est à la conjugaison des efforts pour préserver les acquis de la nation et construire l'avenir des générations futures «qui ne peut se faire que grâce aux sacrifices des aînés, des militants et des leaders», soutient l'emblématique et homme des médias Mohamed Laâmouri. En parlant de leaders, les petites-filles de Bourguiba ne cachent pas leur malaise, pour ne pas dire leur déception. «Déçues d'entendre des accusations erronées et des versions déformées de certains épisodes de l'histoire», précise Sihem Bouzgarrou, petite fille de Néjia, sœur du zaïm. «La révolution du 14 janvier 2011 a libéré le peuple et la parole, l'histoire doit être désormais connue sous sa vraie version. Après la mort de Bourguiba, j'ai lu tout ce qui a été écrit sur lui; celui qui a été le plus juste et le plus loyal envers l'histoire est M. Béji Caïd Essebsi dans son livre Le bon grain de l'ivraie. Bourguiba est un réformateur qui a combattu les idées rétrogrades par l'Islam, c'est ce qu'il faut garder de lui, surtout les jeunes qui ne le connaissent pas», ajoutera-t-elle en faisant référence à un livre paru en juillet dernier Bourguiba et l'Islam, de Lotfi Hajji, Sud Edition, qu'elle a traduit de l'arabe au français. Le film en photos noir et blanc Sur fond d'hymne national, la cérémonie est sobre et l'ambiance nostalgique d'une époque riche en événements et source de fierté nationale. Une exposition d'anciennes photos en noir et blanc, à l'entrée de la maison de la culture, relatant l'historique du mouvement national et l'ère Bourguiba, attire les militants destouriens. Avec minutie et grand intérêt, les photos sont décortiquées, analysées et objet de grands échanges. L'occasion est aussi propice pour faire part des conditions de vie difficiles de certains combattants et anciens détenus politiques ou de leurs familles. Les propos sont de Chédli Jaziri, de Testour, Ahmed Tillissi, de Tallassa dans le gouvernorat de Mahdia, ou encore de Sarra El Fatmi, fille de Hédi Boubaker, originaire de Thala : «Nous sommes également des militants et enfants de martyrs, nous méritons des égards et de l'intérêt de la part des autorités; nous avons été délaissés, écartés, au cours des deux dernières décennies, aujourd'hui, après la révolution de la dignité, nous revendiquons la nôtre». En ces moments difficiles de grogne populaire contre la pauvreté et l'exclusion et de revendications sociales, la Tunisie a, sans aucun doute, besoin d'un discours apaisant, rassembleur, assaini des phrases et connotations exclusives, et d'un geste pour réunir tous ses martyrs et ses militants sous l'emblème d'une Tunisie libre et juste.