Leïla Sebbar tente une nouvelle mouture de l'équation femmes/hommes en s'attardant sur la variable féminine avec des éléments tels que la mère qui en veut aux hommes de ne pas réparer la maison qui menace de s'effondrer et de ne penser qu'à faire des enfants, la vieille masseuse qui finit par mourir de tristesse, les trois sœurs qui se réfugient dans l'assistance des morts… qui cherchent à annuler le masculin, par déception et par désespoir. L'ouvrage serait d'une tristesse incommensurable si Leïla Sebbar ne prenait pas si farouchement la défense de l'invisible contre le visible car nous sommes ici face à toutes sortes de modèles féminins dont l'apparence est aux antipodes de l'essence. Une vérité qui culmine dans la dichotomie stupéfiante entre deux grandes périodes de la vie de l'un des personnages qui fait partie d'un trio funèbre que tout le monde évite dans sa vieillesse alors qu'elle avait eu une jeunesse de poésie, de musique et de chant. Une réflexion qui nous rappelle sans doute des personnages réels faisant partie de notre vie de tous les jours et qui nous amène à nous interroger sur notre propre devenir. Des hommes manquant à leurs devoirs Elle se rappelle sa mère soliloquant en faisant la lessive et annonçant la prémonition d'un drame trivial ; l'effondrement de ‘'la maison des femmes'', non par un tremblement de terre, mais à cause des piliers trop vieux et trop faibles pour la soutenir. Ce qui devait arriver arriva et cette mère dévouée n'avait qu'un seul regret : ne pas avoir revu son fils aîné, parti de l'autre côté de la mer. Il marche le long du fleuve. Il est perdu dans ses pensées, se rappelle ce que sa mère lui a si souvent raconté sur les trois vieilles sœurs qui assistent à chaque décès du village. Toutes trois sont enveloppées du mystère des origines (personne ne sait d'où elles viennent) ; on les craint, on sait qu'elles sont capables de maudire celui qui ne les tolère pas, leurs paroles sont obscures et elles sont attendues à chaque drame, on les appelle sorcières mais si elles récitent un flot immense de prières, on les entend parfois pleurer. Malgré ce prestige fait de peur et de mystère, la mère de celui qui marche le long du fleuve ne veut pas les voir lorsque son heure viendra et ce sera quand les murs lézardés épuiseront leurs dernières forces dans le soutien de la maison. Des lézardes que les hommes font semblant de ne pas voir, reniant leur devoir d'apporter les réparations urgentes qui s'imposent depuis des années. Elle leur en veut de ne rien faire contre le drame qui s'annonce et de ne penser qu'à faire des enfants ! L'éternelle promise ! Leïla Sebbar creuse ailleurs pour nous montrer une petite fille abandonnée, instruite chez des nobles dans les arts d'agrément ; la poésie, la musique, le chant. Des années passent et elle semble heureuse jusqu'à ce qu'elle s'échappe parce qu'on voulait la donner en mariage à un palefrenier qu'elle estimait indigne d'elle et de son talent. Elle réapparaît chantant dans un cabaret mais reste loin des hommes comme si elle portait une blessure secrète à cause d'eux. Elle dit qu'aucun d'entre eux ne mérité d'être accroché à ses cheveux et passe ses journées en compagnie des vielIles masseuses du hammam (bain maure) qui la servaient, la bichonnaient et l'entendaient chanter, surtout l'une d'entre elles qui s'était prise d'affection pour elle et qui ne la quittait pas. Elle continuait à écrire ses poèmes et à les composer en musique quand elle disparut de nouveau. La vieille masseuse la chercha partout, allant et venant inlassablement entre le hammam et le cabaret jusqu'à ce que, de guerre lasse, elle finisse par mourir de tristesse, ne sachant pas que cette enfant abandonnée, cette poétesse aurait, dit-on, retrouvé ses sœurs ! Réfugiées dans une grotte des montagnes, c'est là qu'elle les rejoignit un soir d'hiver où elle allait mourir de froid, elle aurait alors récité un poème pour se faire reconnaître et ses aînées l'auraient accueillie. Elles ne se sont plus séparées depuis. L'auteur nous transporte à nouveau, cette fois vers l'homme qui marche le long du fleuve. Il a des pensées morbides et se rappelle une énième fois de sa mère qui ne cessait de lui parler de sa mort à elle et de ce que ces confidences oppressantes faisaient peur aux femmes de la maison. Elle lui avait maintes fois fait promettre qu'il interdise aux trois sœurs de participer aux rites de sa mort et qu'il en confie la tâche à sa dernière petite fille encore vierge, non seulement pour la veiller mais, juste avant sa mort, lui murmurer à l'oreille les versets funèbres qu'elle devait répéter et qui seraient les derniers mots qu'elle prononcerait. Mais, ravagé par ce qu'il appelle sa «vie de chien», il ne sera pas là pour exaucer les vœux de sa mère. Il sait qu'il ne reviendra pas vivant au village ! Le silence des rives, 143p., mouture française Par Leïla Sebbar Editions Elyzad, 2018 Disponible à la librairie Al Kitab, Tunis.