Il n'y a pas de plus tragiquement éloquent que les pluies diluviennes d'hier et l'absence flagrante des infrastructures pour résumer le fossé qui sépare la Tunisie réelle de la Tunisie politique. D'un côté, le burnous qui sue, la paupérisation, la mal-vie, les nerfs éprouvés par la spirale vicieuse des vicissitudes quotidiennes, les Tunisiens livrés à eux-mêmes ; de l'autre, la lutte farouche pour les fauteuils, les dignités, le pouvoir et les privilèges des coteries et clans qui ne lésinent guère sur les moyens. Deux Tunisie, deux tempos contradictoires, voire antagoniques. Et c'est dans cette atmosphère délétère, avec son lot de déconvenues et de malheurs, que le président Béji Caïd Essebsi s'apprête à donner, demain en début de soirée, une interview en direct. Entre-temps, le travail de sape des coulisses bat son plein. Deux clans essentiels s'affrontent à boulets rouges, dans les rangs de Nida Tounès, principal parti de la majorité, ou ce qui en reste. Sur la première tranchée, le directeur exécutif du parti, Hafedh Caïd Essebsi, appuyé par son père, le chef de l'Etat. En face, Youssef Chahed, chef du gouvernement. Le premier veut destituer le second, vainement depuis des mois. Mais leur guerre larvée a fini par déborder sur les institutions de la République, le Parlement en prime, et a engendré une guerre des palais entre Carthage et la Kasbah. Entre les deux, Ennahdha, principal sociétaire de Nida dans le gouvernement dit d'union nationale, tire les ficelles du jeu, étoffe son emprise, peaufine sa stratégie. Aux dernières nouvelles, le président Béji Caïd Essebsi s'apprête à parler au moment même où sa marge de manœuvre se rétrécit, au fil des jours, et des heures, comme peau de chagrin. Youssef Chahed a réussi à s'assurer le soutien des dirigeants et députés d'Ennahdha et à former un bloc parlementaire garant d'un soutien suffisant en cas de vote de confiance pour le gouvernement au Parlement. À en croire ses principaux leaders, Ennahdha privilégie la stabilité gouvernementale et la mise en branle des réformes. Celles dont on parle depuis des années et qu'on ne voit jamais ! D'autres protagonistes penchent en faveur du chef du gouvernement, la personnalité de Hafedh Caïd Essebsi officiant comme un véritable repoussoir. Cela explique, en partie, les défections, scissions et démissions des adhérents et responsables régionaux de Nida Tounès, qui se sont intensifiées au cours des trois derniers jours. Mais il n'y a pas que cela. Des informations font état aussi de pressions, chantages et ralliements forcés de la dernière heure en faveur du chef du gouvernement et de ses séides. À la guerre comme à la guerre. Les protagonistes s'embarrassent fort peu, sinon pas du tout, d'éthique. Tous les coups sont permis, y compris les plus bas, et c'est démocratiquement partagé. Quant au président Béji Caïd Essebsi, il se retrouve, à près d'une année de la fin de son mandat, plus fragilisé que jamais. Il supporte les contrecoups de son étonnant laxisme à l'endroit de son fils. Prévenu depuis deux ans, il n'a guère bronché. Entre-temps, beaucoup d'eau marécageuse a coulé sous les ponts de la grande discorde. Au point d'hypothéquer le mandat du président de la République proprement dit. Encouragé par certains de faire valoir l'article 99 de la Constitution portant vote de confiance parlementaire au gouvernement, il n'en a plus les moyens ou du moins la certitude. Son principal allié depuis 2014, Ennahdha, lui tournant magistralement le dos et soutenant mordicus le rival de son fils. Les Tunisiens semblent complètement déconnectés de cette guerre de sérail. Ils n'en peuvent plus guère avec le renchérissement vertigineux des prix des denrées et produits courants, l'inflation implacable, les pénuries de lait et de médicaments, l'insécurité galopante et les échos désastreux de la corruption généralisée. Et puis, à bien y voir, les protagonistes de cette guerre étaient bel et bien, il y a quelques années, d'illustres inconnus. Et c'est bien du propre sérail de Béji Caïd Essebsi qu'ils ont fait irruption sur la scène. Pour le Tunisien lambda, ça a tout l'air d'une guerre familiale. Avec toutes les associations d'idées douloureuses et rebutantes que le mot famille suscite auprès du commun des Tunisiens. Depuis des décennies. De sorte que l'histoire lui semble un éternel recommencement, tantôt tragique, tantôt comique.