En marge du colloque, La Presse a mené une interview croisée avec des représentants des diverses parties prenantes des négociations sur la conclusion d'un Aleca avec l'Union européenne: Sabri Bachtobji, secrétaire d'Etat aux Affaires étrangères, Hichem Ben Ahmed, nommé récemment à la tête du ministère du Transport et négociateur en chef pour la Tunisie à l'Aleca, et Mme Lobna Jeribi, présidente de Solidar Tunisie, principal acteur de la société civile qui a été auditionné au mois de juillet dernier à la commission du commerce international du Parlement européen au sujet de l'Aleca. Où en est-on par rapport à l'avancement des négociations sur l'Aleca ? Hichem Ben Ahmed : Nous avons déjà parachevé deux rounds de négociations. Un troisième round aura lieu au mois de décembre. Parallèlement, nous sommes en train d'avancer au niveau des études d'impact. La bonne nouvelle, c'est que nous disposons actuellement d'un étude de l'impact de l'accord d'association sur le tissu économique. Un bureau d'études tunisien a déjà entamé cette étude qui évaluera l'impact social et économique. Elle sera prête dans deux mois. Donc d'ici décembre — date du prochain round — nous disposerons d'un aperçu sur l'output de cette étude, ce qui va nous donner beaucoup plus d'idées sur l'éventuel impact de l'Aleca. En même temps, nous avons des études sectorielles qui ont été déjà finalisées et qui concernent certains services et produits agricoles. Nous avançons d'une manière progressive, tout en nous servant des informations fournies par ces études. Lobna Jeribi : Le processus est bien complexe et nécessite de notre part beaucoup de coordination entre toutes les parties prenantes, à savoir l'administration, les professions et la société civile. Or, on voit plutôt des tergiversations, on annonce au Parlement européen une signature en 2019, mais nous ne nous sommes pas encore donné les moyens pour nous préparer. Les études d'impact des accords de 95 et études d'impact sectoriels ne sont pas encore réalisées (à l'exception des analyses des mesures sanitaires et phytosanitaires). Nous sommes encore en phase de « compréhension » de l'offre Européenne, sans avoir mis en œuvre les structures et les moyens pour élaborer l'offre tunisienne, en phase avec notre contexte spécifique d'un pays en transition démocratique. Cela sans diminuer pour autant les efforts importants de l'équipe actuelle des négociations et à leur tête M. Hichem Ben Ahmed, que je salue au passage. Sabri Bachtobji : En ce qui concerne le planning des négociations, vous pouvez vous informer auprès de l'équipe du négociateur en chef sur l'Aleca. Par ailleurs, ce qui importe pour nous au sein du ministère des Affaires étrangères, c'est que l'Aleca incarne la continuité d'une volonté commune d'approfondir les relations entre la Tunisie et l'Europe. Il est notoire qu'historiquement, l'Europe a été et demeure toujours le premier partenaire économique de la Tunisie. Les accords de partenariat et de libre-échange avec l'Union européenne datent, en effet, depuis les années 70. L'accord de libre-échange le plus marquant était, bien entendu, l'accord d'association signé en 1995. L'Aleca s'inscrit dans la même veine de cet accord. Il faut savoir qu'on dispose d'un grand potentiel de développement parce qu'on est en face de la plus grande entité économique du monde, avec une population de 500 millions d'habitants et une structure communautaire très évoluée. On a, ainsi, tout intérêt à se rapprocher de cet arsenal juridico-réglementaire, parce qu'un petit pays comme la Tunisie ne peut pas évoluer en dehors d'un arrimage, d'ailleurs aucun pays dans le monde ne peut évoluer et faire face aux défis de la globalisation sans appartenir à des entités et des espaces économiques de libre-échange. C'est dans ce sens que l'Europe constitue pour la Tunisie une véritable locomotive de croissance. Il ne faut pas oublier, non plus, qu'après la révolution de 2011, notre partenaire européen a maintenu son appui à la Tunisie afin de réussir sa transition démocratique. Pourtant l'Aleca a été fortement diabolisé dans les médias. On parle même d'une nouvelle forme de colonisation. Hichem Ben Ahmed : Je vais vous dire une chose très simple. Jusque-là, nous n'avons rien signé et nous n'allons rien conclure sans qu'il ait des gages d'un partenariat gagnant-gagnant pour la Tunisie, que ce soit dans le secteur agricole ou dans le secteur des services. De surcroît, c'est un processus qui va passer au final par l'accord de l'ARP. C'est pour cela que je pense qu'il faut abandonner cette approche passionnée du débat. Nous devons tous ensemble parler et discuter de ce sujet-là d'une manière pragmatique et voir les profits que la Tunisie peut tirer de cet accord. De plus, il faut avoir confiance en les négociateurs qui défendront l'intérêts de la Tunisie. Sabri Bachtobji : C'est très simple de réduire une réalité à des slogans, disons éphémères. Mais si on prend la peine d'examiner le sujet de très près, on peut voir clairement comment nous procédons dans notre démarche. En effet, nous disposons d'une posture claire des négociations, qui est basée sur trois principes : l'asymétrie, la progressivité et l'accompagnement. À vrai dire, nous serons dans un rapport économique déséquilibré entre les deux parties. Et l'UE est tout à fait consciente de cette réalité et nous agissons ensemble dans ce sens. Nous demandons que l'entrée en concurrence commerciale ne se fasse qu'au fur et à mesure d'une mise à niveau des secteurs tunisiens. On a vu des économies qui ont choisi la fermeture. L'Histoire nous en enseigne. Il faut entrer en compétition et se soumettre à la concurrence pour pouvoir évoluer. Notons également que la communauté tunisienne a pu évoluer grâce à cette ouverture. Des sociétés tunisiennes ont pu percer et se positionner sur le marché africain, et même européen, grâce à cette ouverture à la concurrence. En ce qui concerne la progressivité et l'accompagnement, nous demandons une assistance technique et un appui financier conséquent pour que la transition de l'économie tunisienne se fasse petit à petit. Ce n'est pas une fatalité qu'au moment de conclure l'accord il y ait une ouverture sauvage où des produits européens envahissent le marché tunisien et mettent en péril le tissu économique tunisien. C'est une image fantastique. Il faut s'assurer, également, de nos compétences qui mènent les négociations sur cet accord et qui défendront bec et ongles l'intérêt de la Tunisie. Récemment, nous avons reçu le président de la commission européenne. Il a réitéré le continuel appui de l'Europe à la Tunisie. L'histoire et la géographie l'imposent. L'Europe est notre partenaire politique. Ça prendra le temps qu'il faut, on peut reléguer certaines questions, si c'est nécessaire. Lobna Jeribi : Plus il y a opacité du processus et du contenu des accords, plus les craintes deviennent importantes. Plus le processus est transparent, les accords sont vulgarisés et le processus d'élaboration de notre offre est participative, les acteurs socioéconomiques impliqués, moins la désinformation l'entachera. En l'absence de tout cela, sur fond de crise sociale et économique, il est légitime d'avoir des craintes. Pour l'agriculture, les questions que je pose sont les suivantes : à quel degré le ministère de l'Agriculture est il impliqué dans les négociations ? A-t-il initié un dialogue avec les agriculteurs dans ce sens? Les syndicats demandent l'élaboration d'une vision agricole, et ce depuis 2015, ou en sommes-nous ? Peut-on négocier un Aleca agriculture sans avoir bâti notre propre vision? D'une manière plus générale, peut-on bâtir un Aleca sans une vision partagée d'un nouveau partenariat avec l'UE? Certains pensent qu'on trébuche dans nos négociations sur l'Aleca, à cause d'une gouvernance dispersée ? Qu'en pensez-vous ? Hichem Ben Ahmed : Nous avons une structure auprès de la présidence du gouvernement. C'est une unité de gestion par objectifs sur l'Aleca. Il y a une équipe qui veille sur les démarches suivies. En même temps, il y a un chef négociateur nommé par le chef du gouvernement qui est en relation directe avec ces structures-là. Rien à craindre, nous travaillons en collaboration avec la société civile et des experts. Il y a tout un processus, préalablement définis et tracé. Nous travaillons dans la transparence. À cet égard, j'incite tous ceux qui présument cela à consulter le site web de l'Aleca que nous avons mis en place et ils peuvent y trouver toutes les informations nécessaires. Lobna Jeribi : Actuellement, nous avons une unité de gestion en charge des négociations rattachée à la présidence du gouvernement (avec des moyens insignifiants face à nos interlocuteurs européens), un négociateur en chef précédemment au ministère du Commerce et actuellement ministre du Transport, les ministères de tutelle non institutionnellement impliqués au sein de l'Ugpo (agriculture, services). Ne serait-il pas plus judicieux d'avoir une structure dédiée, un négociateur dédié, une équipe en charge des dossiers UE dédiée? Nous avons proposé une nouvelle gouvernance organisationnelle des négociations qui est bâtie sur une vision plus globale, où l'Aleca s'insère dans le cadre d'un nouveau partenariat entre la Tunisie et l'UE. Notre approche s'articule autour de trois axes : - Nouvelles orientations (secteurs à plus haute valeur ajoutée, développement inclusif, Co-développement vers l'Afrique, etc.). (Une étude dans ce sens est publiée sur notre site www.solidar-tunisie.org) - Mise en œuvre de projets structurants pour initier cette vision tels que les grands projets d'infrastructure permettant à la Tunisie d'être un vrai hub régional, -Accompagnement à la mise en œuvre des réforme structurelles dont nous avons tant besoin. Ainsi, une nouvelle organisation qui impliquerait une structure plus transversale, en coordination avec la cellule en charge des grands projets au sein de la présidence du gouvernement ainsi que la cellule en charge des réformes. De plus, une synergie plus proactive avec la société civile, les corporations professionnelles, les syndicats et patronats permettant de mieux mettre en évidence les attentes liées à chaque secteur, et en collaboration avec les ministères de tutelle d'élaborer les études d'impact sectorielles et in fine l'offre tunisienne. Cette coordination avec la société civile doit impliquer une structure dédiée au sein de l'UGPO pour accomplir ce travail.