«The Tunisian independence state tragedy : 1962» a été projeté et présenté par l'auteur Khaled Abid et la réalisatrice Mabrouka Khedir dans le cadre du cycle "Bourguiba en question", organisé par la Cinémathèque tunisienne à la Cité de la culture. Il y a des saisons ou parfois des mois comme le mois de janvier en Tunisie, qui marquent, hasard de la météo ou génie propre de l'histoire, la mémoire d'un pays : 18 janvier 1952, 26 janvier 1978, 26 janvier 1980, 3 janvier 1984, 5 janvier 2008, 14 janvier 2011...Le mois de janvier chez nous appelle au minimum à l'introspection, à la remise en question et à regarder de près l'Histoire qui n'est pas si lointaine. La cinémathèque tunisienne, vrai lieu de mémoire qui participe depuis l'année dernière activement et intelligemment à ce processus, a organisé, depuis le 15 janvier, un cycle intitulé "Bourguiba en question", au cours duquel trois films seront projetés "La mémoire noire" et "Bourguiba de retour" de Hichem Ben Ammar et "«The Tunisian independence state» tragedy : 1962". Ce dernier film a été projeté le samedi 19 janvier et présenté par l'auteur Khaled Abid et sa réalisatrice Mabrouka Khedir. Il retrace la tentative de coup d'Etat avortée contre Habib Bourguiba en décembre 1962. Un documentaire qui propose une lecture "dépassionnée et démystifiée" de cette parenthèse charnière dans l'histoire politique tunisienne, 56 ans presque jour pour jour après "le procès" express des "complotistes" et l'exécution de 10 d'entre eux, pour complot contre la sûreté de l'Etat. Une "affaire occultée" qui a fait longtemps l'objet de censure politique, comme l'a rappelé la réalisatrice du documentaire Mabrouka Khedir. Le film, en projet depuis 2008, n'a vu le jour que 10 ans après, mais peine depuis à trouver la place qui lui serait due dans les médias nationaux. Khaled Abid, universitaire, spécialiste d'histoire politique contemporaine, et scénariste du film, prône à travers ce film "La troisième voie", celle de la confrontation des preuves historiques, aux différents récits de témoins et acteurs, sans jugement ni diabolisation ou idolâtrie. Récit éclairé d'un "Trou de mémoire collectif" Les auteurs ont essayé de retracer chronologiquement les faits presque heure par heure autour de l'heure 0 : celle du complot, qui n'a pas été exécuté. L'éclairage apporté sur le climat sociopolitique et géopolitique du moment, mais également sur les personnalités des protagonistes a fait l'originalité et tout l'intérêt du film. Décembre 1962, la Tunisie vit sa sixième année d'indépendance. Le mécontentement est diffus et la crise politique est palpable. Un climat géopolitique tendu et critique où les coups d'Etat se suivent, comme par contagion : Sénégal, Togo, Syrie, Egypte, Irak, Yémen, etc. Le mardi 25 décembre 1962, la Radio nationale annonce qu'un complot contre la sûreté de l'Etat a été déjoué à Tunis et que les "traîtres civils et militaires sont poursuivis". C'est le début d'une série d'arrestations, suivie d'un procès militaire très médiatisé. Le mystère a longtemps entouré les circonstances du complot , de sa découverte, des arrestations, et même du procès pourtant retransmis en différé. Les hypothèses les plus inquiétantes ont été émises, démenties, consolidées puis tues à jamais. Le documentaire apporte un éclairage à hauteur d'homme sur ces faits. La version officielle qui fait des instigateurs du «complot» un bloc rigide, yousséfiste rétrograde est nuancée. Il s'agit, en effet, d'enjeux plus complexes. Le procès aura duré 6 jours, du 12 jusqu'au 17 janvier 1963. 25 accusés officiers de l'armée tunisienne, militants de l'indépendance, résistants, d'officiers de la garde nationale, d'ex-yousséfistes, instituteurs, ingénieurs, et un 26e en fuite en Algérie. Un procès dont le verdict est dicté d'avance avec une défense inexistante, voire à charge des accusés. Le verdict historique tombe le 18 janvier : 13 condamnations à mort : les militaires : Ben Saïd, Meherzi, Bembli, Hachani, Barkia, et les civils : Chraïti, Abdelaziz El Akremi, Hedi Gafsi, Habib Hanini, Rahmouni, Guiza et El Materi seront graciés et leur peine commuée en travaux forcés à perpétuité. Les autres sont condamnés aux travaux forcés à perpétuité, à 20, 10 ou 5 ans de travaux forcés et à l'emprisonnement au bagne de Ghar El Melh, puis à la prison Borj Erroumi à Bizerte où ils ont vécu dans des cellules souterraines dans des conditions inhumaines. Le documentaire apporte également quelques éléments d'explication sur les raisons qui ont poussé de militants nationalistes à choisir cette voie. Contrairement à la version officielle, il ne s'agissait pas d'intérêts personnels ou d'un désir de pouvoir, mais de l'expression de la crise politique violente latente : une crise économique, la marginalisation des anciens résistants,la répression des yousséfistes, l'affaire des palais bourguibiens construits à l'époque, mais surtout "l'injustice" de Bizerte. La plupart d'entre eux, surtout les militaires, les anciens maquisards et le groupe de Bizerte ont perdu foi en Bourguiba depuis ce juillet 1961. Quand Bourguiba a sacrifié presque 6.000 victimes (un point que l'auteur nuance, faute de preuves du nombre exact de morts) dans une bataille déraisonnable, perdue d'avance. Creuser les souvenirs personnels, pour apaiser la mémoire nationale Certes, aborder un thème aussi passionnel, et dont les blessures sont encore béantes, est une entreprise périlleuse. Voir les grands hommes pleurer, des résistants, des nationalistes, voir Kaddour Ben Yochret, militant "complotiste", raconter dignement, sans la décrire, la torture, écouter Rebeh Chraiti, fille de Lazhar Chraiti, un militant nationaliste, compagnon de route de Bourguiba et un des piliers du "complot de 1962" dire en pleurant : «On m a privé de mon père, on m'a privé de mon nom», est en soi une épreuve. Les témoignages ne soulignent pourtant pas un parti pris, mais une réalité vécue, encore au présent. Le film ne prétend pas en 56 minutes expliquer et guérir 56 ans de violence refoulée, d'injustice et de mémoire confisquée. En exhumant le passé et en le confrontant à l'Histoire vivante, celle des familles des militants exécutés, le film revendique cette "troisième voie" avec un regard nécessairement subjectif, mais rigoureux et dénué de tout anachronisme. Les archives se partagent à part égale le guidage de la narration avec les témoignages et l'ensemble vertèbre du film et lui donne corps avec en plus des scènes tournées et des commentaires de l'auteur. L'image n'est pas utilitaire, mais indispensable, aucun témoignage n'est priorisé, et tous les éléments concourent à éclairer et rendre compte de cet épisode complexe. Une tragédie tunisienne historique et politique Si la biographie de Bourguiba est trop souvent pompeuse, qualifiée d'épopée où il était l'unique héros bâtisseur d'une nation nouvelle, l'épisode du "complot" de 1962 a tous les éléments d'une tragédie, et le documentaire justement appelé "Tragédie de l'indépendance" est construit comme tel. Plus qu'une métaphore esthétique, c'est une lecture nouvelle des faits. Tragédie et politique y sont intimement liées et continuent à l'être aujourd'hui. Seul le "Chœur" manquait à l'époque, celui du collectif national réduit au silence jusqu'en 2011, et c'est peut-être là la nécessité de ce film qui fait entrer enfin le spectateur, et le citoyen tunisien au cœur de sa "tragédie", sur l'autel de la mémoire. La troisième voie En évoquant un sujet aussi récent et encore traumatisant pour beaucoup de Tunisiens, l'auteur ne prétend pas au jugement, mais se base sur les faits pour rétablir une vérité historique. La "tragédie" est un vecteur pour une réflexion plus large sur l'histoire politique tunisienne. Le documentaire est scrupuleux, constitué de témoignages et d'images d'époque qui rendent presque heure par heure les faits historiques. C'est en cela que le documentaire constitue une troisième voie, un docu-drama, où se mêlent efficacement la fiction reconstituée, les images d'archives et les témoignages. Ecrit non pas pour susciter l'émotion, l'indignation. Mais surtout pour retracer et rétablir la vérité, le procédé est justement taillé pour l'écran, aussi lisible qu'un film de fiction, mais permet surtout l'analyse et la réflexion. Epilogue... en attendant une fin Le 24 janvier 1963, à l'aube, les dix condamnés à mort ont été exécutés. La scène a été recréée par la réalisatrice et est troublante de précision, comme pour combler les lacunes des archives et les vides dans la mémoire de ceux qui ont survécu : les familles de ces derniers. S'ensuivra pour certains une vie de blessures, pour les autres condamnés à des années de tortures, et pour la Tunisie des décennies de dictature où la chape de plomb de l'Etat-parti s'abat sur le pays, verrouille la parole et la pensée et alimente les volcans de la violence qui éclateront par brides, jusqu'à un certain 14 janvier 2011. Eclairer cette "boîte noire" de l'histoire nationale, rendre compte de la complexité des phénomènes historiques et humains, restituer le passé en s'appuyant sur les documents, des archives et témoignages, dont il dispose, est la mission que se donne Khaled Abid à travers ce documentaire. Même si les images, comme dans tout document, ne peuvent être neutres, le film se démarque par une juste distance, une captation à plat, laissant aux protagonistes le relief qui leur est dû. Historien et scénariste, K.Abid a su mener avec la réalisatrice Mabrouka Khedir un travail sur le fond, comme sur la forme pour en créer un document inédit, mêlant le documentaire d'histoire contemporaine et le documentaire d'histoire politique. Contre l'oubli, pour la vérité, il est temps pour les Tunisiens de passer de la mémoire à l'Histoire par rapport à cette époque. Car jusqu'à nos jours, ce sont ces mémoires personnelles, familiales ou régionales qui continuent à diviser profondément, là où l'Histoire pourrait unifier, créer un lien national qui se perd. La vérité historique est le lieu de la dignité humaine, malgré ses nuances, ses fluctuations singulières face au pouvoir. Le film "«The Tunisian independence state» tragedy : 1962" n'est pas un procès, mais une part de récit sur l ‘irréductibilité qui pousse des individus, libres, conscients de l'être à se soulever, plus qu'à "comploter".