Par Oum Kalthoum BEN HASSINE* En Occident, le début du mouvement de libération de la femme remonte à 1792 et la déclaration, élaborée lors de la conférence organisée en 1848 par des femmes pour délibérer sur «la condition sociale, civile et religieuse des femmes et leurs droits», a été rédigée sur le modèle de la déclaration d'indépendance américaine. En outre, les pionnières ont vite compris que revendiquer ses droits signifie également revendiquer la responsabilité de ses actions et l'exercice de son intelligence. Ainsi, «celles qui, les premières, avaient élevé leurs voix contre l'asservissement des femmes avaient pensé que l'instruction serait un instrument essentiel de leur libération» (Gilligan, 1986). C'est pourquoi des collèges féminins d'enseignement supérieur ont été créés à l'instigation des pionnières durant la seconde moitié du dix-neuvième siècle. Cet accès à l'éducation a permis aux femmes, qui exprimaient, avec une force croissante, une profonde volonté de changement, «d'exercer leur intelligence» pour changer les pratiques qui leur faisaient du tort. Le chemin fut cependant très long puisque c'est seulement le vingtième siècle qui vit la légitimation d'un grand nombre de droits que les premières militantes s'étaient efforcées de faire reconnaître. En effet, l'équation «vertu féminine égale sacrifice de soi» a compliqué, en Occident, le développement des femmes, car cette notion a opposé la conception morale de la bonté aux questions adultes de responsabilité et de choix. L'éthique du sacrifice de soi est en fait directement en conflit avec la notion de droits, tremplin de la revendication des femmes occidentales qui, depuis plus de deux siècles, réclament leur part de justice sociale (Gilligan 1986). Particularité tunisienne Pourtant, comme l'a écrit Stendhal, «l'admission des femmes à l'égalité parfaite serait la marque la plus sûre de la civilisation et permettrait de doubler les capacités intellectuelles du genre humain». En Occident, ce sont donc des femmes qui ont ressenti avec une force exceptionnelle le servage de la femme et qui ont mis un exceptionnel acharnement à tenter de libérer leurs consœurs. En revanche, en Tunisie, «la genèse du mouvement de l'émancipation de la femme est ponctuée de noms masculins» (Rabaaoui-Essefi, 2001), ce qui constitue la particularité et la singularité tunisiennes dans ce domaine. Chater (1992) attribue l'origine de l'émancipation de la femme tunisienne à l'intelligentsia éclairée du XIXè siècle (mouvement Nahdha) qui voulait aider le pays à s'ouvrir sur les courants de pensée occidentaux et à progresser. En outre, la création, en 1875, du Collège Sadiki a permis la formation, selon un nouveau cursus, de nouvelles élites masculines, ce qui a conduit à l'émergence d'intellectuels éclairés et de réformateurs audacieux. Il en est de même pour Chagraoui (2004) pour qui « La première génération de réformateurs tunisiens s'est illustrée autour d'Ahmed Ibn Abi Dhiaf et de Kheireddine Ettounsi qui ont lancé depuis le milieu du 19e siècle un appel en faveur de l'égalité entre les femmes et les hommes…Au début du 20e siècle, l'intelligentsia formée au collège Sadiki et dans les universités françaises, l'institution Al-Khaldounia, le mouvement Jeunes Tunisiens, l'élite formée à la Zitouna, Tahar Haddad et d'autres se sont opposés à la tradition au nom de la raison». Ainsi, la question de l'émancipation de la femme a été au centre des préoccupations des réformateurs tunisiens du XIXe siècle et du début du XXe siècle. Cependant, le plus courageux d'entre eux fut Tahar Haddad qui aborda la problématique de la situation de la femme et les questions relatives à son émancipation dans son livre intitulé «Notre femme dans la loi et la société», publié en 1930. A ce titre, il occupe une place importante dans les idées sociales et politiques en Tunisie. Ainsi, il proposa, dans ce manuel, toute une vision-programme et se présenta, dès le début, en polémique à l'égard de ceux qui ne voient la femme que comme objet de désir et élément de confort. Il jugea que l'Islam a la capacité d'évoluer pour s'adapter à la vie moderne et c'est d'ailleurs à travers une interprétation évolutive de l'Islam qu'il présenta sa vision qui consista à promouvoir la condition de la femme tunisienne par l'instruction, l'accès au monde du travail, l'abandon du voile et l'interdiction de la polygamie. En effet, pour Tahar Haddad, «la société tunisienne ne pourra évoluer que lorsque la femme tunisienne se sera mise au diapason de l'évolution générale du monde, y compris et surtout du monde occidental» (Sraïeb, 1999). Pour ce penseur, cette évolution passe obligatoirement par l'instruction et l'éducation de la femme afin qu'elle puisse mener à bien les charges qui lui incombent, acquérir un esprit logique, connaître les choses dans leur réalité et s'ouvrir sur le monde extérieur. Cependant, à travers la libération de la femme, Tahar Haddad visait la modernisation de la société par la libération de «l'esprit de l'homme de jugements erronés et de points de vue contraires à l'esprit de l'Islam» (Kerrou in Sraïeb, 1999). Il écrivait en juin 1933 : «Le jour où nos esprits se dégageront de la prison des traditions et pourront librement juger notre passé et notre présent dans l'intérêt de notre avenir, ce jour là engendrera l'action qui fertilisera notre vie » (in Chagraoui, 2004). Il insista sur la nécessité de l'éducation pour réformer les structures et les mentalités de la société. Son œuvre montre que la modernisation «peut être pensée comme une dynamique assumée de l'intérieur…dans le cadre d'un projet social, prenant en charge l'émancipation de l'ensemble de la société» (Djaghloul in Sraïeb, 1999). La pensée de Tahar Haddad, comme d'ailleurs l'idéologie du mouvement «Nahdha», a en effet associé étroitement l'émancipation féminine au nationalisme mais aussi à la modernité et à l'accès à l'universel (Larguèche, 1999). Tahar Haddad fut donc un des militants actifs pour l'émancipation de la femme tunisienne musulmane. Cependant, ses propositions en faveur de la condition de la femme furent condamnées par les éléments conservateurs de l'époque qui étaient beaucoup plus virulents que les rénovateurs qui défendaient ses idées au nom de la liberté d'expression. Parmi les défenseurs de Tahar Haddad figure une femme, Zohra Ben Miled, qui «fit signer une pétition par la section tunisienne de la Ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté, priant son bureau d'intervenir en faveur de T. Haddad» (Sraïeb, 1999). Cette bataille autour de l'œuvre de Tahar Haddad a abouti au triomphe des conservateurs. De ce fait, les suggestions de Tahar Haddad ne furent prises en considération qu'en 1956, lors de la promulgation du Code du statut personnel. Ainsi, les idées qu'il développait en 1930 ont été reprises et concrétisées par les responsables politiques, depuis l'indépendance du pays en 1956. En effet, l'une des premières mesures de la Tunisie indépendante fut de rétablir la femme, qui participa activement aux côtés de l'homme à la lutte nationale, dans ses droits en lui accordant le statut de citoyenne à part entière avec la promulgation par Habib Bourguiba, premier président de l'Etat tunisien, du Code du statut personnel le 13 août 1956, soit trois mois à peine après la proclamation de l'indépendance. Ce code abolissait la polygamie, interdisait le mariage forcé, fixait l'âge minimum du mariage, instituait le divorce judiciaire et mettait fin à la répudiation unilatérale. Il se situait de ce fait à l'avant-garde par rapport aux structures mentales et aux traditions bien établies et représentait «plus qu'une réforme hardie, c'était à l'époque une action d'éclat que la légitimité historique et l'autorité morale du président Bourguiba ont permis de réaliser» (Slah-Eddine Baly in Lakhal-Ayat, 1978). Cette réforme, engagée immédiatement après l'indépendance, fut réalisée très rapidement avant même la proclamation de la République en 1957. * Professeur universitaire