Il est entré dans la postérité ne fût-ce que par une sentence célèbre "Homo sum : humani nihil a me alienum puto" (Je suis homme, et rien de ce qui est humain ne m'est étranger). Et au fil des siècles, de l'Antiquité jusqu'au siècle des Lumières, les fins lettrés évoquaient bien souvent Carthage sous le nom de la patrie de Térence. Térence, le Berbèro-Carthaginois, appartient à cette lignée de grands poètes, dramaturges et écrivains qui firent pâlir Rome d'envie. Rome avait anéanti Carthage. Perfidement, par le feu et par le sang, au bout des trois sinistres Guerres puniques, qui durèrent plus d'un siècle. N'empêche. Sur le plan de l'esprit, elle lui arrivait à peine à la cheville. Ecoutons G. G. Lapeyre et Arthur Pellegrin : "A Carthage, on parlait le latin d'Afrique. Il n'en est pas moins vrai que pendant trois siècles, d'Apulée à Augustin, Carthage fut l'un des plus grands foyers de culture latine, au moins égal à Rome qui n'offrait alors aucun génie comparable à ceux qui brillèrent à Carthage, ou dont l'Afrique était la patrie d'origine". (in Carthage latine et chrétienne, éd. Payot, Paris, 1950 p 99). Berbère, Térence, de son vrai nom Afer (c'est-à-dire l'Africain), naît à Carthage en 190 av.J.C. Il meurt jeune, à trente-et-un ans, en 159 av. J.C. Bien que sa vie fût brève — entre la deuxième et la première guerre punique — , il passe à la postérité à pas de géant. A 25 ans, il était déjà l'auteur de six comédies : L'Adrienne, l'Hécyre, Le Bourreau de soi-même, L'Eunuque, Le Phormion et Les Adelphes. Molière s'est inspiré de deux de ces pièces pour écrire Les fourberies de Scapin et l'Ecole des maris. C'est que l'homme était immense. Si bien que Suétone lui consacra un livre, Une Vie de Térence, perdue. Recueillie par le grammairien Donat (IVe siècle après J.C.), elle retrace la vie et le quotidien de l'illustre poète. Afer fut réduit en esclavage alors qu'il était enfant. Il est ramené à Rome ligoté. Mais son talent saute aux yeux. Sa beauté berbère impressionne. Son maître lui donne une éducation d'homme libre. Il est aussitôt affranchi. Fréquente la jeunesse dorée de l'époque et la haute société. On raconte même qu'il a eu une fille qui épousera un chevalier romain. Il écrit ses comédies pour les milieux érudits friands de culture et de civilisation hellénistiques. Térence dissèque la subtile psychologie et les délicats registres de l'émotion. Libéral, il épouse une philosophie moralisatrice. A l'en croire, l'humanité vaut mieux que ce qu'elle n'y paraît. Les hommes méritent estime et confiance. Contrairement aux élites, les foules romaines gavées de pain et de jeux de cirque — panem e cirsenses — n'avaient guère apprécié Térence. Il a fallu attendre la Renaissance et le drame bourgeois pour que son œuvre soit communément jugée à sa juste valeur. En fait, Térence fut protégé par les Scipions. N'empêche, il a dû faire les frais des rumeurs tendancieuses et des ragots malveillants. On mit en cause l'identité même du véritable auteur de ses comédies. En fait, Térence écrit un théâtre davantage littéraire que destiné à la représentation. Certaines de ses comédies sont jouées plusieurs fois, contrairement aux habitudes du théâtre romain. Les foules et une partie de la critique ne seront guère tendres avec lui. Il partit en Grèce, en 160 av. J.C, chercher des sujets de pièces inédites. Il y traduisit 108 comédies de Ménandre. Mais il disparaît en 159 av. J.C. On dit qu'il est mort de désespoir, sur le chemin du retour, après la disparition de ses manuscrits. Au XVIIIe siècle, Diderot l'avait dépeint avec brio. Ecoutons-le : "Térence était esclave du sénateur Terentius Lucanus. Térence esclave ! Un des plus beaux génies de Rome ! L'ami de Laelius et de Scipion ! Cet auteur qui a écrit sa langue avec tant d'élégance, de délicatesse et de pureté, qu'il n'a peut-être pas eu son égal ni chez les anciens ni parmi les modernes ! Oui, Térence était esclave…Tout brave citoyen qui était pris les armes à la main, combattant pour sa patrie, tombait dans l'esclavage, était conduit à Rome la tête rase, les mains liées, et exposé à l'encan sur une place publique, avec un écriteau sur la poitrine qui indiquait son savoir-faire. Dans une de ces ventes barbares, le crieur, ne voyant point d'écriteau à un esclave qui lui restait, lui dit : Et toi, que sais-tu ? L'esclave lui répondit : Commander aux hommes. Le crieur se mit à crier : Qui veut un maître ? Et il crie peut-être encore… Messieurs, celui-ci est un philosophe. Qui veut un philosophe ? A deux talents le philosophe. Une fois, deux fois. Adjugé. Un philosophe trouvait sous Séjan moins d'adjudicataires qu'un cuisinier : on ne s'en souciait pas. Dans un temps où le peuple était opprimé et corrompu, où les hommes étaient sans honneur et les femmes sans honnêteté ; où le ministre de Jupiter était ambitieux et celui de Thémis vénal, où l'homme d'étude était vain, jaloux, flatteur, ignorant et dissipé ; un censeur philosophe n'était pas un personnage qu'on pût priser et chercher… Jeunes poètes, feuilletez alternativement Molière et Térence. Apprenez de l'un à dessiner, et de l'autre à peindre…Surtout, si vous avez des amants à peindre, descendez en vous-même, ou lisez L'Esclave africain. Ecoutez Phédria dans L'Eunuque, et vous serez à jamais dégoûtés de toutes ces galanteries misérables et froides qui défigurent la plupart de nos pièces". Térence, l'esclave, fut un grand d'Afrique et un maître incontesté de Rome. Puisse son souvenir demeurer vivace dans nos esprits. Parce que le privilège des hommes libres c'est de savoir s'adresser à notre cœur et notre raison. Par-delà les servitudes, les chaînes, les siècles…