Les attroupements de clients devant les commerces n'ont rien d'une foule anarchique. Partout des files d'attente, qui surprennent par leur sens de la discipline et leur esprit citoyen, s'organisent. Le peuple tunisien ne finit pas de nous étonner… Centre-ville-13h00 : La manifestation, ponctuée par le bruit des bombes lacrymogènes et de quelques tirs d'armes dans les airs, qui a éclaté sur l'avenue Bourguiba contre les risques d'un gouvernement dominé par le RCD se calme enfin. La rue reprend son droit et ses préoccupations quotidiennes. Beaucoup de travailleurs semblent avoir quitté plus tôt que prévu leur boulot (la sortie des administrations publiques était prévue hier exceptionnellement à 15h00). Il faut bien garantir le retour chez soi dans les meilleures conditions, avant la cohue. Et surtout tenter de s'approvisionner tant bien que mal. Sur la route de Carrefour Market de La Fayette, nous passons à côté de deux boulangeries, qui semblent avoir reçu le même mot d'ordre, celui d' accueillir les clients à travers des portes secondaires, probablement pour tenter de contenir la foule. Ici et là, la file d'attente paraît disciplinée d'un bout à l'autre. Chacun se suffira de ses cinq baguettes pour que tout le monde ce soir puisse déguster du pain frais…On attend dans un calme unanime et absolu juste traversé par le brouhaha des conversations tissées dans les rangées autour des mille et une hypothèses et suppositions sur le nouveau gouvernement de coalition, qui sera présenté dans quelques heures. Pain et politique se mélangent allégrement…Sans heurts. A Carrefour Market, l'ambiance est un peu plus tendue. Des voix de protestations de clients surexcités s'élèvent de temps en temps. Le magasin s'est approvisionné en produits laitiers, qui ont connu une pénurie ces trois derniers jours. Une vaste foule d'acheteurs s'est attroupée à l'extérieur. L'accès au supermarché est organisé, sous le contrôle de quelques militaires armés jusqu'aux dents, par les commerçants eux-mêmes. On accepte les gens par groupes de dix personnes. Et l'inquiétude de ne plus rien trouver au bout de plusieurs heures d'attente monte. Tout d'un coup, un homme s'improvise tribun et crie : «Les amis ce qui compte le plus c'est notre liberté et notre dignité. Nous les avons gagnées ! Que valent encore quelques jours de privations devant ces chers acquis ?». Des paroles qui comme par magie font régner la paix de nouveau Sur la route de l'Ariana-14h30 : Nous dépassons le kiosque Total d'El Menzah. Hier, ce lieu a connu une affluence record mais dans cette même ambiance de calme et de respect pour la «légitimité» de la file d'attente. Aujourd'hui, le kiosque présente un taux de fréquentation ordinaire. Circulez, circulez il n'y a rien à voir : pas de pénurie de fuel en Tunisie…Disparus également ces intrus que nous avons tous vus et subis dans les queues devant un guichet de banque ou de tout autre service administratif. Sûrement emportés avec les derniers relents de cet esprit d'interventionnisme, de corruption et d'arrogance qui ont marqué le pays ces dernières années reflétant la putréfaction de tout un système économique et politique. A l'Ariana, malgré cette journée de lundi habituellement chômée par les commerçants, les alentours du marché ne désemplissent pas. La foule s'approche d'un vendeur de tomates au chariot à moitié vide. Ce n'est point la qualité de sa marchandise qui fait son succès mais plutôt son slogan scandé à tue-tête depuis ce matin : «Excusez-le messieurs et mesdames. On l'a induit en erreur». La référence au dernier discours de l'ancien président de la République fait sourire toute l'assemblée. Un marché qui devient un forum politique, du jamais vu sous nos cieux !