Par Salah HADJI Le peuple tunisien a, désormais, une intense fierté nationale. Par surcroît, l'exploit de sa révolution — la Révolution tunisienne — a déjà fait, comme par effraction et vibrer tous les peuples arabes et trembler leurs régimes, occupant, par ailleurs, la Une du monde entier. Cela permet, d'ores et déjà, à ce peuple et à sa Révolution d'entrer par la grande porte dans le panthéon de l'histoire. Par ses effets et résultats immédiats, cette révolution est, sans nul doute, un symbole. On pourrait beaucoup insister, comme il est normal, sur les causes économiques, la crise sociale, le tout aggravé par un haut taux de chômage, plus galopant chez les jeunes diplômés. Reste le fait tout singulier de cette révolution : elle fut déclenchée immédiatement après le «suicide» par le feu du jeune Mohamed Bouazizi, suite à une violence outrageante qu'il venait juste avant de subir : insulte humiliante signée par une paire de giffles et un crachat en plein visage arbitrairement infligés, conjugués avec un état de misère économique et sociale d'autant plus fragilisante qu'elle réduisait toute une famille — composée de jeunes enfants orphelins de père — au tout dernier carré de la vie. Il semble bien que l'émotion ait été d'emblée à son comble par ce redoublement de la misère sociale et économique et de l'humiliation physique et morale. Le moment ne pouvait que faire sentir à la personne — avec son double titre d'homme et de citoyen — qu'elle est traitée, par cet enchaînement mécanique et aveugle de la violence, comme «insignifiante» nulle et non avenue humainement. L'auteur de la violence ne fut autre qu'un représentant des pouvoirs «publics», s'érigeant arrogamment en absolu au nom de la force de ces mêmes pouvoirs dont il se sentait inverti inconditionnellement et impunément. Il y a dans cette humiliation un passage à la limite et de la limite : ce qui a été frôlé, dans un tel moment, c'est la pointe extrême de l'absolu de l'indignation. L'absolu était là, par son versant arbitraire pervers et qui défigure la personnalité et ruine le lieu communautaire en réduisant à même la fracture, une singularité humaine aux derniers retranchements des expressions de la survie : vous êtes chez vous dans les limites de votre corps propre, on vous pousse dans vos jambes et, tout en vous surplombant d'un air humiliant, on vous giffle et on vous crache en plein visage. Ils avancent davantage, ils voudraient bien vous expulser de notre propre humanité, faute de pouvoir vous expulser de votre propre pays. Nous avons affaire là à un moment où l'Absolu lui-même se fracture. La fracture, ici, ne fait pas que terrasser, par sa masse inhumaine faite de violence ; elle peut aussi faire venir ici et maintenant une révélation sourde et profonde, une sorte de lumière «invisible». Le voile peut se déchirer et l'esprit violé peut sentir se ruer en lui l'autre versant de l'Absolu : le versant du surpassement de soi. L'Absolu est ce moment saturé et saturant, fait de résine et de miel, d'oppression et de dignité, où on voit nues la nature et la vérité. En pareil moment, l'Absolu pivote sur son fil d'Ariane, en son point de fracture : la singularité humaine peut déchirer le bandeau et venir aux frontières extrêmes entre «vie» et «mort», les surpassant toutes deux en leur sens «petit» et inscrivant, à hauteur d'un nouveau «lieu», un acte d'accusation, une issue au-delà de l'abîme, au fond de la nuit stellaire. C'est le moment même du sublime. Mais qu'est-ce donc que le sublime ? «Est sublime ce en comparaison de quoi tout le reste est petit» (E. Kant). Le sublime est ce qui apparaît comme un passage à la limite et de la limite. Excédant toute limitation de petitesse, il laisse apercevoir le sens à donner à la différence entre la peur et la crainte, la soumission et l'humilité, ce qui consacre l'esprit de la limite et le perpétue dans le sens de l'abaissement, et ce qui, à l'occasion de cette même limite, se reconnaît plutôt dans ce qui tire vers l'élévation. Ce que révêtent les moments du sublime, c'est ce qui tient à l'homme en sa qualité d'être meilleur que soi-même, comme «vitalité» qui se produit sur la scène du monde en produisant lumière et changement, vision et transformation du sens, au-dessus du «commun» et hors des sentiers battus. Ce qui se produit dans le sublime ne peut pas ne pas être dramatique, puisqu'il va jusqu'à s'exprimer dans les figures du «sacrifice», c'est-à-dire dans la symbolique de la mort consentie, celle qui fait dire à Nazim Hikmet : «Si je ne brûle pas Si tu ne brûles pas Si nous ne brûlons pas Comment les ténèbres deviendront-elles clarté» ou encore à A. Malraux dans L'espoir : «Oui voilà ce que c'est; tu avances sur un tir de barrage, tu ne t'occupes plus de rien ni de toi. Il tombe des centaines d'obus, il avance des centaines d'hommes. Tu es seulement un suicidé, et, en même temps, tu possèdes ce qu'il y a de meilleur en tous. Tu possèdes leur… ce qu'ils ont de meilleur, enfin, comme la joie de la foule au carnaval. Je ne sais pas si je me fais comprendre. J'ai un copain qui appelle ça le moment où les morts se mettent à chanter». Loin d'être l'expression d'un fait accidentel et éphémère, le «symbole Mohamed Bouazizi» se fait «trace» ou «signe historique» parce qu'il est l'expression des effets de l'absolu en son surgissement foudroyant au sein de l'existence singulière. Il est révélateur et hautement significatif de voir ce «signe historique» se traduire immédiatement en une mise en mouvement de tout un peuple dans l'«enthousiasme», l'union et la solidarité! N'y a-t-il pas lieu de souligner qu'il s'agit, ici, d'une des figures de la créativité, pour autant que celle-ci se donne toujours comme un appel à transformer le déjà-là en bousculant surtout le paysage mental dans lequel il est muré? Mais il nous faut ajouter cette précision de taille : si toute «créativité» émanant du «sublime» peut bien conduire au sacrifice de soi sous forme de «suicide», en revanche, tout suicide ne procède pas nécessairement du sublime, même dans les cas qui se produisent à l'occasion, par contagion mimétique. Nous ne confondons pas «créativité» et «imitation». Sur un autre plan et toutes proportions gardées, nous ne confondons pas le langage tout nouveau de la révolution et sa reprise artificielle par les anciens monarques et leurs consorts. Pour ceux qui, aujourd'hui, se sentent pressés pour être à table autour de ce qu'ils croient être toujours leur festin, il est temps qu'ils sachent combien ils sont «petits», dès lors que la table, qui est encore à leurs yeux toujours la même, sent encore la corruption la plus sordide de la dictature la plus éhontée. Déjà, pour un certain nombre d'entre eux, l'on sent bien qu'ils s'en contentent, puisqu'ils se croient pouvoir devenir à leur tour, par une simple volte-face, les maîtres du jour au moment même où l'explosion révolutionnaire continue de retentir dans le monde en faisant vibrer les autres peuples de la région et alarmant particulièrement les «chefs d'Etat» qui tiennent encore à ériger la vie en exercice du pouvoir à vie.