Par Ali HAMDI (sociologue, ministère de la Formation professionnelle et de l'Emploi) Il est des moments — rares — dans l'histoire qui accélèrent le devenir collectif d'une nation, rompant ainsi avec le rythme historique linéaire. Humainement tragique, le geste de Mohamed Bouazizi en est un. Il a changé le cours de l'histoire nationale. Et peut-être au-delà. Malgré son caractère violent, cet acte a donné lieu à une révolution spontanée, tranquille et sans exactions. Culturellement, elle renvoie ainsi à l'image de la vraie Tunisie : modérée, tolérante et sans excès. Contrairement à toute l'histoire révolutionnaire, la révolution tunisienne est réellement populaire, et sans leadership d'aucune couleur politique. Spontanée, elle n'est pas passée par une situation pré-révolutionnaire. Personne n'a l'a vue venir. Ni même — après son déclenchement — mesurer son ampleur et sa portée. Le contraste, c'est que cette révolution est également marquée par une présence discrète de l'armée, un coût humain et matériel limité, une pénurie imperceptible, une circulation quasi-normale. Autres faits surprenants. Une révolution sans débordement, aux dimensions de la Tunisie, presque locale. Aussi exubérants soient-ils, les slogans, les messages, les discours et les représentations portés par les jeunes ne renferment aucune connotation idéologique d'ordre religieux, panarabe, anti-impérialiste ou de classe. En un mot, une révolution sociale, humaniste et a-idéologique. Restons alors fidèles à cette image humaniste et citoyenne authentiquement tunisienne, certainement voulue par Mohamed Bouazizi, pour ne pas tomber dans les travers des enjeux partisans et des enjeux des élites. Les jeunes dans cette situation ont plus à y perdre qu'à y gagner. Sous l'effet des tentatives récupératrices, cette révolution peut très probablement donner lieu à des avatars. Il y a des signes qui ne trompent pas. Favorisés par un gouvernement introuvable, un vide politique, un vide institutionnel et un vide administratif, des phénomènes portés par des transes populaires apparaissent, comme la recherche des solutions au cas par cas, les règlements de comptes anachroniques, ou l'instauration des «comités populaires révolutionnaires» dans certaines régions du sud ou encore du style "dégageagle" : «pousse- toi que je te remplace». C'est un peu normal ; car la nature a horreur du vide. Et certains sont prêts — si le vide continue — à s'y engouffrer. C'est bien cela le risque qui nous éloigne du message originel de la contestation. L'a-t-on si vite oublié ? Les défis étaient déjà énormes; ils le sont encore plus aujourd'hui. Aux défis économiques et sociaux d'hier de développement régional, d'emploi et de chômage, s'ajoutent à présent les défis institutionnels et les défis géostratégiques de tout bord. Méfions-nous. Le loup n'est pas loin de la bergerie. Et ce loup peut faire alliance en interne et en externe avec n'importe qui pour tuer le renard. Pour toutes ces raisons, s'il est interdit d'interdire (et c'est déjà fait), il nous est en toute logique interdit de laisser le pays aller à vau-l'eau pour éviter un harakiri économique et social collectif. Les stocks stratégiques tout autant du pays que des ménages sont très limités dans le temps. Au lieu de jouer le tout pour le tout comme le préconisent certaines alliances contre-nature, il faudrait accepter de perdre une partie pour conserver l'essentiel. Il y a un temps pour l'euphorie légitime, mais il y a un temps pour la reconstruction. Celle-ci ne peut-être envisagée selon les affects ou les desseins personnels, mais selon des critères rationnels et des priorités urgentes pour faire prévaloir l'intérêt national sur les intérêts partisans. Tout en veillant au grain, l'ébauche de l'après-révolution dans la Tunisie plurielle ne peut être qu'un compromis serein et lucide entre toutes les formations politiques, sans rancœur et sans rancune, sans haine et sans revanche, sans extirpation et sans exclusion. Dans sa diversité, le pays a désormais besoin de tous et en particulier des hommes d'expérience et de bonne volonté pour un consensus sur : l'Etat de droit, la démocratie, les libertés civiques, la modernité et l'économie libérale. L'avenir ne peut être envisagé que dans ce grand cadrage. Tout simplement parce que l'on ne fait pas l'histoire à reculons. C'est vrai que dans ce flux extraordinaire d'informations, d'événements et de transes collectives, le temps manque pour la réflexion apaisée. Et pourtant, il le faudra bien pour ne pas décevoir les jeunes. Le cap des urgences passé, on aura tout le temps pour demander des comptes pour les mea-culpa et pour l'examen de conscience. Il n'y pas que des corrompus d'un côté et des anges de l'autre. Il y a des bons et des mauvais partout. Pour tout cela, il nous faut d'urgence un gouvernement de crise pour débloquer la société, remettre l'économie en marche, reconstruire les liens avec les entreprises pour la création de l'emploi et l'insertion des jeunes et assurer les services de l'Etat. Le référentiel constitutionnel et politique, les réformes nécessaires et les mécanismes de contrôle social forcément démocratique de l'action gouvernementale suivront nécessairement. Mais pas tout en même temps. Il y va de l'intérêt du pays.