Par Khaled TEBOURBI Quatre semaines comme cent. Et une ébullition qui gagne tout un pays. Les médias en particulier. Au début, au lendemain du 14 janvier, télés, journaux, radios parlaient d'une seule voix, partageaient la même joie. Communion dans la révolution. Et un revirement à cent quatre-vingts degrés : de la compression totale à la liberté absolue. Puis, graduellement, en ascendance, de confrère à confrère, de collègue à collègue, la belle unité s'est comme rompue. On a commencé à se demander des comptes, à se montrer du doigt, à remuer passifs et passés. Si cela découle d'un besoin légitime de justice, à première vue oui. En vingt-trois ans de censure, de désinformation, de propagande généralisée, de culte du chef et du parti uniques, notre profession a certainement produit des plumes à la solde, des laudateurs de service, des écrivaillons cupides, des porte-voix sans principes et sans scrupules. Quoi de plus logique que l'on tienne à les démasquer aujourd'hui. Les choses ne sont pourtant pas simples. On peut aussi interpréter ce désir de mettre tout au clair, cette irrépressible vague puritaine comme des signes d'une crise de conscience collective. Et si nous n'étions pas, tous, exempts de reproches? Si notre acharnement à désigner de «gros coupables» ne servait qu'à nous dissimuler nos petites «culpabilités»? Notre bon ami et collègue Bourguiba Ben Rejeb tiquait l'autre jour sur les mea-culpa de la presse officielle. Et un intellectuel, sincèrement échaudé, appelait, pour sa part, à laisser, désormais, la place à de nouveaux titres et à de nouvelles signatures. Honnêtement, là, à froid, n'est-il pas plus juste de reconnaître que sous la dictature de Ben Ali nous étions tous logés à la même enseigne? En cherchant bien, de soi à soi, durant cette triste et sombre époque, tous les journalistes étaient plus ou moins impliqués. Qui par leur collaboration ou leurs compromissions, qui par leur absence de courage ou leur mutisme, qui, aussi, dans la presse privée ou dite indépendante, parce qu'en ayant pu paraître et publier à loisir, parce qu'ayant échappé aux foudres des censeurs et préservé, somme toute, leurs salaires et leur confort, auront, en définitive, servi de faire-valoir au régime. Sur ce chapitre du militantisme journalistique, et de l'opposition au pouvoir déchu, pourquoi se le cacher encore, n'ont priorité que ceux qui ont risqué leur tranquillité et leur sécurité, ceux dont les publications ont été interdites, ceux qui ont dû endurer la prison et l'exil. Pour le reste, pour tout le reste, il n'est d'attitude honorable, décente que de se remettre humblement à la tâche, et servir, enfin, la vérité, rien que la vérité. Gare aux mots ! Puisque l'on est libre, parlons librement de la révolution. A commencer par sa sémantique, son lexique. Sur les plateaux et dans les meetings, ce sont les mêmes formules qui reviennent. Des mots qui virent, insensiblement, aux slogans. Cela rappelle des litanies encore toutes fraîches, toutes récentes. Les mots qui tournent comme des meules de moulin, sonnent creux, se vident de leur sens. «Al moujahid al akbar», «Aljihad al akbar», «Attahouel al moubarek», et puis maintenant, en à peine un mois, «Athaoura al majida» qui claque à tous les vents. Machinale, presque obsessive. Gare à l'idolâtrie des mots! Elle peut faire autant de mal que l'idolâtrie des chefs. Le contraire ne va pas, non plus. Avis à Si Ahmed Ounaïess, notre vénéré ministre des Affaires étrangères. Pour lui (Nesma TV, dimanche 7) pas question même de «thaoura», «la Tunisie a déjà fait la sienne en accédant à l'indépendance, les cinquante-cinq ans qui ont suivi en ont été le processus et la mise en œuvre». Quant au quart de siècle de Ben Ali, ce ne fut qu'une «dictature de parenthèse». Question de concept, explique-t-il «historique, scientifique et philosophique». Admettons. Mais de même que le sens diplomatique imposait délicatesse à l'endroit de Madame Alliot-Marie, n'eût-il pas été convenable, par respect pour nos martyrs, de brandir haut l'auréole de la révolution?