Tous les deux politologues, chercheurs et auteurs d'ouvrages sur la Tunisie, dont plusieurs écrits en duo (Habib Bourguiba, la trace et l'héritage, Karthala 2004 et Le syndrome autoritaire. Politique en Tunisie de Bourguiba à Ben Ali, Presses de Sciences Po 2003), Michel Camau et Vincent Geisser étaient parmi nous. Ils sont venus participer à une table ronde organisée vendredi dernier par l'Institut de recherche sur le Maghreb contemporain (Irmc) à propos de la «La question autoritaire au prisme des sciences sociales» et à laquelle ont également pris part Hamadi Redissi, professeur de sciences politiques et Mouldi Lahmar, professeur de sociologie. Nous les avons rencontrés le lendemain de la table ronde. Leurs analyses permettent de mieux déchiffrer les tous derniers événements, qui ont bouleversé la vie et l'histoire des Tunisiens. A votre avis quelles étaient les failles qui ont fait ébranler le régime Ben Ali et son pacte sécuritaire ? Vincent Geisser : Nombre d'observateurs et d'experts occidentaux et même tunisiens ont été aveuglés par une image de stabilité et de performances économiques. Or, beaucoup ont bien vu que derrière cette vitrine, il y avait des inégalités sociales, qui se traduisaient, certes, par des formes de résignation, des «silences». Mais, comme nous l'avons dit hier lors de la table ronde avec Michel Camau, le silence ne vaut pas approbation. Le jour où on écrira l'histoire de cette «révolution», on devrait commencer à mon avis par la révolte du bassin minier de Gafsa en 2008 et cette population tous âges et tous statuts sociaux confondus, qui affronte directement l'Etat, crie des slogans anti-pouvoir et n'a pas peur de faire face aux balles réelles de sa police. Cette Tunisie là, on n'a pas voulu la voir : pas uniquement les observateurs occidentaux, mais aussi une partie de la Tunisie. On est resté focalisé sur les acteurs de l'opposition indépendante et tout de même classique, ainsi que sur ce que j'appellerai le «sérail tunisois», les petites négociations de palais, les rumeurs et les blagues sur les Trabelsi…On n'a pas vu cette colère populaire qui grondait et était aussi porteuse d'une volonté de changement radical. La protestation venait de là où personne ne l'attendait : on espérait une révolte par le haut, un changement à la tête de l'élite par des formes de transition internes au système alors que la «révolution» est venue de personnes qui étaient à la marge du système. L'usage de la violence pure, interprété comme un élément de force, incarne paradoxalement une preuve de l'affaiblissement du régime. Il démontre une sorte de fuite en avant sécuritaire, une gestion chaotique de la répression. Le signe du craquellement du système. Michel Camau : En se basant sur un point de vue organisationnel, nous avons relevé l'importance du rôle des structures intermédiaires de l'Ugtt dans l'accompagnement du mouvement. C'était là un autre type de faiblesse du système, qui avait constitué un réseau d'élites d'allégeance et de compromis. Celui-ci s'était révélé équivoque, ambigu. Le cœur de la direction syndicale balançait entre le pouvoir et ses organisations de base, ce gisement de ressources militantes. A Kasserine, les choses étaient claires : les forces de l'Ugtt lors des événements récents s'étaient érigées comme le médiateur principal entre les instances médiatiques ou de secours et la population. Le silence des Tunisiens, qui leur a été longtemps reproché, cachait-il les premiers chuchotements de la révolution? Vincent Geisser : Le silence ne résistait pas à la confiance, qui pouvait s'installer entre un Tunisien et un étranger. Très vite, on vous exprimait le ras-le bol et la haine du régime. Les solidarités de toutes sortes continuaient à fonctionner, on n'était pas dans une configuration où les gens dénonçaient leurs parents ou leurs proches. Comme ce qui s'est passé en Allemagne de l'Est par exemple. Le silence ne voulait dire ni soutien ni adhésion. Nos collègues universitaires tunisiens paraissaient effectivement très gênés lorsqu'il fallait prendre la parole, ce qui contrastait avec l'attitude de nos collègues marocains, algériens et égyptiens. Mais dès qu'ils se trouvaient hors de la portée du micro, ils parlaient. Michel Camau : Tous les Tunisiens n'étaient pas silencieux. Les avocats prenaient souvent la parole. Il faut ajouter au silence la question de l'humiliation, qui s'exprimait y compris dans les colloques. Le problème se situait aussi dans les limites du dicible. On peut remarquer que suivant les rencontres scientifiques les limites du dicible évoluaient. J'ai participé l'année passée ici à un colloque sur le “Compromis” où l'expression était beaucoup plus directe que par le passé. En revenant aux universitaires tunisiens, qui ont développé des tactiques de contournement, je refuserais toute analyse en termes de servitudes. Ils ont soit publié leurs travaux à l'étranger ou fait appel à l'aide à la fois financière et quasi politique de fondations, tel la Fondation Herbert. Vincent Geisser : Et puis voyez l'humour de chez vous. Ayant séjourné en Syrie, j'ai remarqué que le stock de blagues tunisiennes dépassait de loin ce que j'ai écouté sur Assad. L'humour était trop corrosif. Il s'est focalisé d'abord sur le président, s'est déplacé sur sa femme, puis sur tout le clan mafieux. Ce que nous vivons en Tunisie, le basculement du régime Ben Ali a été accompagné d'un changement de valeurs (solidarités multiples, un engagement pour la patrie, désir de construire un pays sur des bases saines), a tout l'air d'une révolution. Qu'en pensez-vous? Vincent Geisser : Il est clair que les Tunisiens vivent une libération. Libération de la parole, des attitudes, des comportements. Dans ce contexte, on peut voir émerger une configuration politique plus ambivalente que les deux alternatives : «retour à l'ancien régime» ou «démocratie». Un système qui relèverait à la fois de ce que je pourrais appeler des «régimes autoritaires» et de démocraties de type pluraliste. Le tout est de savoir si cette ambivalence est transitoire ou si elle va s'installer comme un nouveau régime. Aujourd'hui, je dirais que la situation est assez ambiguë. On est en tout cas en plein dans les deux registres : une démocratie sécuritaire, intégrant des signes de continuité par rapport à la période Ben Ali en même temps que des formes de changement. Une révolution-libération ? Oui. Mais cela veut-il dire un passage à une démocratie totale, qui reste d'ailleurs un mythe ? Il faut rester prudent sur ces questions. Michel Camau : De toute façon, je ne vois pas au nom de quoi nous Européens pourrions émettre un jugement en termes : «révolution oui, révolution non». Dans votre question vous avez abordé plus la dimension culturelle liée à l'évolution des mentalités de la révolution que son côté politique. Pour autant que cela dépende des seuls Tunisiens, il y a effectivement une révolution dans la mesure où tout devient possible. Or, la Tunisie vit dans un monde tissé de relations transnationales. Pour vous, chercheurs comment aborder la révolution tunisienne. Les schèmes théoriques conçus au XXe siècle et même avant peuvent-ils analyser et traiter le «cas tunisien» ? Michel Camau : Au-delà d'une formule polémique consistant à dire «pour appréhender le nouveau, il faut des instruments nouveaux», je crois qu'il serait dommageable de passer par pertes et profit toutes les tentatives d'élaboration des grilles d'analyse de la fin du XXe siècle. Emergent d'ailleurs des positions contradictoires : ceux-là mêmes qui appellent à la rupture avec les instruments du siècle passé ont tendance à vouloir ressusciter une théorie démentie par le cas tunisien, celle de la transition démocratique. La théorie en question fait l'impasse sur toute tentative de révolution car conçue uniquement en fonction d'un pacte entre les élites d'un régime et des éléments d'opposition. C'est comme si un gouvernement d'union nationale aurait été créé sous Ben Ali. Par contre, nous avons dans le corpus sociologique dit du XXe siècle un certain nombre de travaux que se soit sur les sociologies des révolutions, sur la sociologie historique ou sur les mobilisations, qui se sont considérablement développés. Alors, ne jetons pas le bébé avec l'eau du bain tout en retenant que ce qui se passe en Tunisie est un facteur de remise en cause, de réexamen de ce qui a pu être produit en sciences sociales. Vincent Geisser : Nous l'avons dit hier à la table ronde, les chercheurs ne sont pas des prophètes ou des devins. Pour parler de la Tunisie, nous autres chercheurs de l'Ecole aixoise, utilisions beaucoup la formule, «une fin de règne que n'en finit pas» : nous savions que c'était fini, mais étions incapables de dire à quel moment le régime allait tomber. Nous avions une forte empathie avec la Tunisie, Michel Camau et moi, parce que nous avons toujours gardé le contact avec des familles et des amis tunisiens. La preuve, cela fait trois semaines qu'on ne dort plus. Nous sommes des «chercheurs à sang chaud», à côté des aspectes méthodologiques, l'amour que nous portons à ce pays nous permet aussi de le comprendre… Ce qui transformerait l'empathie en un instrument scientifique de traitement d'une réalité… Michel Camau : Lorsqu'on travaille dans une société, on ne peut pas entretenir avec elle un rapport pur d'extériorité. Ce serait considérer ses semblables comme des objets. Hier, je disais à la fin de mon intervention et ce n'était pas une boutade, ce que les Tunisiens ont vécu, moi, je l'ai ressenti pendant sept ans, de 1991 à 1998, lorsque j'ai dirigé l'Irmc à Tunis. Je suis rentré en France complètement paranoïaque ! J'étais obsédé par ce bonhomme (Ndlr : Ben Ali) au point de continuer à craindre les micros cachés dans les murs même de ma propre maison. Ecrire ces livres avec Vincent représentait certes un acte scientifique, mais également un geste politique. Le colloque sur Bourguiba notamment organisé à Aix en Provence en 2001, voulait insinuer que l'histoire de la Tunisie ne commençait pas avec le 7 novembre 2007. Le peuple tunisien possédait une mémoire que personne ne pourra effacer, même pas un dictateur comme Ben Ali.