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“La Révolution tunisienne : une accélération de l'Histoire” Interview : Questions à Michel Camau, professeur émérite des Universités françaises et grand ami de la Tunisie
Entretien conduit par Khaled Guezmir - Q- Vous étiez révolté et même indigné par les atteintes aux droits de l'Homme en Tunisie et la cruauté du général Ben Ali dans sa répression de l'opposition démocratique et islamique en Tunisie… Mais pensiez-vous qu'il était possible de mettre fin au despotisme en Tunisie ? Si vite… R- J'ai essayé dans mes écrits de traduire cette indignation à travers une analyse de la domination autoritaire, de ses ressorts nationaux et internationaux. L'ouvrage que j'ai publié avec Vincent Geisser en 2003 (Le syndrome autoritaire), ainsi que des articles ultérieurs (comme par exemple, « Vingt après. De quoi Ben Ali est-il le nom ? ») s'inscrivaient dans une telle perspective, où l'approche « scientifique » revêt nécessairement une dimension politique : le travail d'objectivation suppose d'appeler un chat un chat. Si j'avais cru à l'impossibilité d'une sortie des années noires, je n'aurais pu écrire une seule ligne. Néanmoins, je dois avouer que j'étais loin d'imaginer que le peuple tunisien parvienne en un laps de temps aussi bref à chasser Ben Ali, qui incarnait un régime liberticide et corrompu. L'immolation de Mohamed Bouazizi, le « nous n'avons plus peur ! » des jeunes et moins jeunes exposés à la répression sanglante et la vague déferlante débouchant sur le décisif « dégage ! » ont scandé, en quatre semaines, une accélération de l'histoire. Celle-ci a pris de courte non seulement la coalition dirigeante mais également… les analystes. Sans doute, certains d'entre eux avaient-ils entrevu un champ du possible, notamment depuis la révolte de Gafsa. Mais plutôt que d'entrer dans un tel débat, permettez-moi de donner à cet entretien un tour plus personnel, faisant place à l'émotion. Durant ces semaines, j'ai passé tout mon temps sur l'Internet en quête de nouvelles; j'étais dans l'incapacité de me livrer à une activité routinière et n'avais de cesse que de pouvoir me rendre chez vous en Tunisie. Il me fallait vivre ce moment historique et partager la joie, la fierté et les aspirations de nombreux amis tunisiens. En effet, j'ai longtemps travaillé dans ce pays ; à un degré infiniment moindre mais néanmoins réel j'ai ressenti, durant les années 1990, ce que les Tunisiens éprouvaient eux-mêmes : l'omniprésence des portraits et de la propagande imposant le silence dans l'espace public, la surveillance policière dans la rue, les hôtels et les réunions, les mises sur écoute… Pour tout dire, lorsque je suis revenu chez moi, en France, j'étais devenu quelque peu paranoïaque, alors même que, contrairement à beaucoup de Tunisiens, je n'avais personnellement encouru aucun risque sérieux. Q- Pouvez-vous nous situer la Révolution tunisienne du « jasmin » dans le contexte régional et mondial et peut-elle avoir un impact sur les stratégies de l'Occident vis-à-vis du monde arabo-musulman ? R- J'éprouve quelque réticence à parler de « jasmin», dont il était question en 1987, et qui évoque plus Sidi Bou-Saïd que Sidi-Bouzid. Votre question n'en est pas moins importante : elle comporte d'ailleurs deux volets. La « Révolution de janvier » présente la particularité d'être la première dans la région maghrébine et moyen-orientale à poser la question d'un changement de régime et non pas seulement un aménagement d'un régime existant. D'autre pays, tel le Maroc, ont connu une « ouverture démocratique » par le haut. Ici, c'est un mouvement populaire qui aspire et pousse à une transformation en termes de qui gouverne ? Sur quelles bases ? Et au service de qui ? La situation en Egypte présente quelques similitudes mais s'avère plus complexe compte tenu de la configuration de la coalition au pouvoir et de sa relation organique avec l'armée. Pour autant que l'on puisse en juger, elle semble s'orienter vers une « ouverture démocratique ». En Tunisie, la conjoncture s'avère plus fluide si l'on considère les concessions successives du gouvernement transitoire. Toutefois rien n'est encore joué. La liberté d'expression est déjà une conquête inestimable. Mais elle ne constitue qu'un premier pas. La révolution dans un seul pays ? L'interrogation n'est pas dépourvue de lien avec le second volet de votre question. les USA et les pays européens sont confrontés aux contradictions de leurs stratégies, écartelés entre la promotion de la démocratie et la recherche de la stabilité. En eux-mêmes, les deux termes ne sont pas incompatibles ; bien plus, il est permis de considérer que la stabilité passe par la démocratisation. Tout le problème vient de ce que les puissances sont enclines à considérer que la démocratisation, dans un premier temps, peut menacer la stabilité. Du moins, jouent-elles dans le sens de « l'ouverture démocratique », autrement dit, l'aménagement des régimes et non le changement de régimes. Encore convient-il de distinguer entre l'Egypte et la Tunisie. Dans un cas, les puissances ont pour nom les USA et dans l'autre l'Union européenne ; L'Egypte comme on le sait, est un pivot stratégique dans la politique des USA au Moyen-orient. La relation avec Israël et la Palestine en constitue l'un des principaux enjeux et à ce titre, du point de vue américain, une limite infranchissable par « l'ouverture démocratique ». En la matière, l'Europe se contente de suivre. Il en va différemment pour le Maghreb en général et la Tunisie en particulier, qui constituent une zone de proximité de l'Union européenne. Ainsi, que j'ai déjà eu l'occasion de l'écrire, l'Union n'a cessé de faire prévaloir ses préoccupations sécuritaires liées à l'islamisme politique, au terrorisme et à la pression migratoire subsaharienne. Les coopérations en ces domaines avec la rive sud de la Méditerranée se sont traduites par la mise en place d'un régime transnational de surveillance, propice à la longévité des autoritarismes. C'est toute sa stratégie de voisinage avec le Maghreb que l'Union européenne devra reconsidérer si elle est véritablement désireuse de voir la démocratie s'épanouir en Tunisie et dans les pays limitrophes, dont dépend en partie son approvisionnement énergétique. Q - Que doivent faire à votre avis la France et l'Europe pour (j'allais dire se racheter) aider la Tunisie dans ces moments si difficiles pour la reprise économique ? R – L'une des premières choses à faire, et cela semble en bonne voie, est la reconnaissance du « statut avancé » de partenariat que l'Union européenne négociait déjà avec le gouvernement Ben Ali. Simultanément, la Tunisie est en droit d'attendre une aide consistante pour aborder de front les problèmes cruciaux du développement régional et du chômage des jeunes. Une telle aide ne se résume pas à la dimension financière, condition nécessaire mais non suffisante. Elle suppose également une remise en cause d'une conception de la démocratie et de la « gouvernance » qui postule une réduction du rôle de l'Etat. Pour prendre à bras le corps les problèmes la logique du marché a montré ses limites. Une intervention soutenue de l'Etat, d'un Etat démocratique, est indispensable. Q - Tout le monde parle du danger « islamiste » mais personne par peur d'être taxé d'antisémite ne parle d'Israël et de sa politique agressive d'occupation illégale et illégitime de la Palestine depuis 1947, qui nourrit bien des sentiments de frustration et pousse à l'adhésion des jeunes du monde arabe aux mouvements islamistes… Qu'en pensez-vous ? R – La question israélo-palestinienne s'avère effectivement le point aveugle de la politique des puissances occidentales. De manière caricaturale, je dirais que l'Union européenne finance des projets en Palestine, que l'aviation israélienne bombarde, sans que les dirigeants européens n'osent élever le ton. Sur cette question, ils sont à la traîne des USA, qui se montrent dans l'incapacité de peser sur la politique israélienne. Les reculs de l'administration Obama sont révélateurs de cette impuissance. Le gouvernement israélien se livre à une mainmise sur Jérusalem, à un mitage du territoire de la Cisjordanie et au siège de la bande de Gaza sans rencontrer de véritable résistance de la part des puissances. Il est certain que cette situation ne peut nourrir le désespoir, l'indignation et la dénonciation du double langage des Etats démocratiques tant chez les Palestiniens que les jeunesses arabes. Comment expliquer ce point aveugle ? Sans doute, le continent européen ne s'est-il pas remis d'avoir été le théâtre du génocide du peuple juif. Plus exactement, ses dirigeants sont sensibles aux amalgames entre toute critique de la politique israélienne et l'antisémitisme. Mais il convient d'éviter toute généralisation. Dans les Etats européens et au sein de leurs diplomaties, la ligne de conduite israélienne n'est pas exempte de critiques. Mais en tout état de cause l'Europe ne pèse que peu de poids au Proche-Orient, s'alignant peu ou prou sur les USA et s'en remettant à ceux-ci pour la prise d'initiatives. Les Etats-Unis ont tout intérêt à un règlement de la question israélo-palestinienne qui entrave leurs relations avec l'ensemble de la région. Mais à bien des égards cette question interfère avec leur politique intérieure. Le président doit compter avec les Congrès où toute inflexion est passible de critiques au nom de la « sécurité » d'Israël. L'accent donné par le gouvernement israélien à la « menace iranienne » n'est pas de nature à y favoriser des avancées. Q- Israël a-t-il intérêt à faire la paix maintenant? Très certainement, et ce d'un double point de vue démographique et politique. La démographie joue à l'encontre d'un « Grand Israël ». Si Israël veut conserver son peuplement majoritaire juif, il lui faudra bien renoncer aux Territoires. La seule alternative serait un Etat binational, sauf à cantonner la population palestinienne dans un statut de seconde zone. Bien des Israéliens en sont conscients, qui ont fait de « la paix maintenant » leur mot d'ordre. Si l'on en juge d'après les résultats électoraux, ils ne sont pas majoritaires. Et pourtant, le temps presse, si la politique d'annexion se poursuit, il n'y aura bientôt plus d'espace pour un Etat palestinien viable et vivable. L'idée de « l'encerclement » qui inspire une grande partie de la classe politique israélienne risquera alors de s'avérer une prophétie auto-réalisatrice, lourde de conséquences catastrophiques pour les peuples de la région. Q- Un mot pour la fin : que conseillez-vous aux Tunisiens pour faire en sorte que la démocratie soit irréversible ? R - Je ne vois pas au nom de quoi je serais habileté à donner des « conseils » aux Tunisiens. Non seulement, je n'ai aucun titre à faire prévaloir en cette matière mais encore ils n'ont pas besoin de conseils. Tout au plus, puis-je émettre une opinion, qui n'engage que moi. Je pense que la fuite de Ben Ali et autres Trabelsi a été un grand moment plus que salutaire. Le temps de la justice viendra pour décider des qualifications et responsabilités pénales. Mais la focalisation sur les méfaits d'un individu et de ses acolytes pourrait, si l'on n'y prend garde, s'avérer l'arbre qui cache la forêt. Si j'ai bien compris, c'est à un changement de régime qu'aspire la majorité des Tunisiens, au-delà de la mise à l'écart d'un satrape et des acolytes. Une constellation de pouvoirs ne se résume pas à une tête et à des hommes ou femmes mais met également en jeu des formes de relations sociales et politiques, pour ainsi dire des « choses » K.G NB : Michel Camau a vécu de près la révolution tunisienne, il vient de participer à une table ronde à l'Institut de Recherche sur le Maghreb Contemporain ----------------------------- Qui est Michel Camau ? Michel Camau est professeur émérite des Universités (science politique) françaises Il a dirigé l'Institut d'Etudes et de Recherches sur le Monde arabe et musulman (IREMAM) d'Aix-en-Provence et l'Institut de Recherche sur le Maghreb Contemporain (IRMC) de Tunis. Ses travaux portent sur la question de l'autoritarisme et de la démocratie, ainsi que sur ses occurrences dans le monde arabe. Parmi ses ouvrages : Michel Camau, Gilles Massardier, dir. Démocraties et autoritarismes. Fragmentation et hybridation des régimes, Paris, Karthala, 2009. Michel Camau, Vincent Geisser, dir., Habib Bourguiba, La trace et l'héritage, Paris, Karthala, 2004. Michel Camau, Vincent Geisser, Le Syndrome autoritaire. Politique en Tunisie de Bourguiba à Ben Ali, Paris Presses de Sciences-Pro, 2003. Michel Camau, dir., Sciences Sociales, Sciences Morales ? Pratiques et itinéraires de recherche. Tunis, IRMC- Alif les Editions de la Méditerranée, 1995 Michel Camau, Hédi Zaïem, Hajer Bahri, Etat de Santé. Besoin médical et enjeux politiques en Tunisie, Paris, Editions du CNRS, 1990 (collection Sociétés arabes et musulmanes). Michel Camau, La Tunisie- Paris, Presses Universitaires de France, 1989 (Collection Que sais-je ?) Michel Camau, dir., Tunisie au Présent. Une modernité au-dessus de tout soupçon ?, Paris, Editions du CNRPS, 1987 (collection Connaissance du Monde Arabe) Michel Camau, Fadila Amrani, Rafaâ Ben Achour, Contrôle Politique et Régulations Electorales en Tunisie, Tunis/Aix-en-provence : CERP/Edisud, 1981. Michel Camau, Pouvoir et institutions au Maghreb, Tunis, Cérès Editions, 1978 (Collection Horizon Maghrébin).