Faire bouger les lignes est un peu sa spécialité : de West African Cosmos à Band of Gnawa, en passant entre autres par Touré Kunda et Hadouk Trio, le musicien français Loy Ehrlich prend plaisir, depuis près de quatre décennies, à rapprocher les cultures musicales du Nord et du Sud. Il n'a pas mis longtemps à dénicher ce fameux disque. Accroupi devant une rangée de vinyles, Loy Ehrlich en extirpe un au bout de quelques secondes et le brandit comme un trophée de jeunesse. Son premier enregistrement, vers 1973. Une pochette blanche, sans aucune inscription. Le saxophoniste Ariel Kalma, qui avait produit ces trois morceaux en duo, dessinait le contour de sa main sur le carton quand il en vendait un exemplaire. Et voilà le 33 tours de West African Cosmos auquel Loy a ensuite participé. Paru en 1976 chez CBS, il figurait au catalogue de la collection Marginal, «créée pour faire connaître différents courants de musiques et de chansons situées en marge d'une expression traditionnelle», lit-on au verso. Le décor est planté. A bord de cet ovni musical, le Parisien a rejoint deux Sénégalais : Umban Ukset, nouveau nom d'Emmanuel Gomez qui s'est fait connaitre comme chanteur du Star Band de Dakar, et Wasis Diop. Voyage initiatique au Maroc Lors de leur rencontre, le jeune Français les séduit en jouant des tablas. Il n'hésite pas à lâcher Jacques Higelin, avec lequel il répète depuis quelque temps, et embarque dans cette nouvelle aventure en apportant son Fender avec lui. Alain est rebaptisé Loy, «l'oiseau de nuit» en wolof. Son engouement pour la musique africaine remonte au voyage «initiatique à tous points de vue» qu'il effectue au Maroc en 1972. A la fois «perdu et exalté par la vie», le jeune homme est dans son époque, celle des hippies. «De 18 à 30 ans, j'ai vécu sans rien dans la poche, j'étais une plume au vent», rappelle-t-il. Parti à Essaouira pour une histoire d'amour, il découvre les Gnawas. Sur la place Jamaâ el Fna, à Marrakech, un vieux gnawi s'installe à la tombée de la nuit. Il retourne son vélo et joue, souvent accompagné par des karkabous. «Ça m'a complètement transformé, comme si ça faisait remonter en moi des choses cachées. J'ai senti que je pouvais aussi probablement transmettre le pouvoir de cette musique», analyse Loy. Sa décision est prise : il va se donner les moyens de faire de la musique. Il y pense depuis qu'il est enfant. Une dizaine d'années de piano classique, un peu de guitare, et un caractère touche-à-tout lui servent de bagage. Passage par le rock progressif, d'abord. Alan Jack Civilisation, puis Crium Delirium. Des liens se nouent à cette époque. Avec Louis Bertignac, pas encore enrôlé dans Téléphone. Avec Didier Malherbe, saxophoniste de Gong et futur associé au sein d'Hadouk Trio. «On est devenu très copains en 1970, lui, étant déjà un musicien consacré, tandis que moi j'étais un petit berger qui gardais les chèvres pour aider les paysans et se faire un peu de sous», raconte celui qui avait acheté un cabanon en Haute-Provence. Avec Alain Peters et René Lacaille Lorsqu'il tourne la page de West African Cosmos à la fin des années 70, c'est pour en ouvrir une autre à 10.000 kilomètres, sur l'île de La Réunion. Les Caméléons, avec Alain Peters et René Lacaille, cherchent un claviériste. Loy débarque sous les Tropiques, un aller simple en poche, et sert paradoxalement de passeur à la musique africaine, méconnue sur place, en particulier auprès de cette bande de musiciens qui ne jurent que par King Crimson, Genesis... «Avec lui, ça a vite évolué. Il jouait du piano et il avait son hajouj, une basse africaine», se souvient René Lacaille. Le métropolitain s'entend particulièrement bien avec Peters qui ne se séparera plus de la takamba, cette guitare sahélienne qu'il lui a offerte à son retour de Tombouctou. Il crée le groupe Carrousel mais revient à Paris après cinq ans dans l'océan Indien, avec le sentiment d'avoir fait le tour de la question. Il monte aussitôt dans le train déjà bien lancé des Touré Kunda, sollicité par l'un des frères Touré qui avait joué avec West African Cosmos. La tournée en Afrique, à l'image du concert en Casamance immortalisé par l'album Paris Ziguinchor Live, reste un souvenir fort, tant par l'accueil digne des «rock stars» qui est réservé à la troupe que par ce qu'elle dégage. «On maîtrisait le répertoire, on était chaud», convient Loy. Dès qu'il sent que l'équipe se dessoude, il préfère la quitter. Louis Bertignac en est au même point avec Téléphone, et lui propose de le rejoindre dans sa nouvelle formation des Visiteurs. Le retour au rock dure deux ans. A peine décide-t-il de mettre un terme à cette collaboration que le téléphone sonne : au bout du fil, c'est Youssou N'Dour. Il a besoin de lui pour la tournée Amnesty International, avec Peter Gabriel, Sting, Bruce Springsteen… «Jouer à Wembley et dans les plus gros stades du monde, pour moi ça a été un peu le sommet de cette période». Hadouk trio Le sideman, musicien de scène, ressent alors l'envie de se recentrer sur son univers, en studio. Pour son album solo en 1993, il invite son complice Didier Malherbe. La collaboration entre les deux hommes s'intensifie, et se concrétise par le duo Hadouk (contraction de hajouj et doudouk, hautbois arménien) qui voit le jour en 1995 pour devenir un trio avec l'arrivée de Steve Shehan. Et obtenir une Victoire de la musique en 2008, dans la catégorie jazz. «On essaye de créer quelque chose de nouveau, avec des références à des cultures du monde entier par les instruments qu'on joue», résume Loy. Directeur artistique du festival d'Essaouira au Maroc pendant plusieurs années, il met sur pied, en 2007, un projet qui lui tient à cœur : reprendre des morceaux emblématiques du rock des années 70 avec des arrangements et des musiciens gnawas. «Un clin d'œil à mon parcours, à mes influences et à cette époque où tout a commencé à fusionner : les hippies amenaient la musique occidentale et découvraient en même temps les musiques locales». Dans les rangs de ce Band of Gnawa, en allusion au Band of Gypsies de Jimi Hendrix, on croise Louis Bertignac, le batteur de Bumcello Cyril Atef ou encore le chanteur tunisien Akram Sedkaoui. L'équipe se réunit chaque année pour quelques concerts. «Mais on n'a pas de plan de carrière», glisse Loy. «C'est juste pour le fun».