Par Hmida Ben Romdhane Lors de sa dernière apparition, le dictateur était pâle, livide, au bout du rouleau. Il s'accrochait pourtant encore au pouvoir, mais il était clair qu'il n'y croyait plus, que les dés étaient jetés, que son sort et celui de sa famille étaient scellés. Après trente ans de pouvoir et un enrichissement grotesque évalué en milliards de dollars, il quémandait, mendiait, suppliait son peuple de le laisser encore quelques mois, jusqu'en septembre, la fin de son enième mandat présidentiel. Il n'avait pas encore terminé son discours de président-mendiant que les centaines de milliers de manifestants de la Place Tahrir avaient pris leurs chaussures en main et s'apprêtaient à les lancer symboliquement au visage du dictateur. Une suprême insulte en Egypte. Qu'un dictateur s'accroche si longtemps et si obstinément au pouvoir au point de se faire chasser par son peuple à coups de chaussures, cela relève de la psychiatrie plutôt que de la science politique. En moins d'un mois, deux dictateurs ont eu des fins lamentables. L'un a pris la poudre d'escampette et s'en est allé méditer sur ses méfaits dans le désert d'Arabie; l'autre, après une ultime tentative infructueuse de prolonger futilement de quelques mois sa carrière de dictateur, a laissé derrière lui un peuple en liesse, ivre de joie de s'être enfin débarrassé d'un cauchemar dont la durée fut exagérément longue. A qui le tour? La question donne incontestablement des insomnies à tous les dictateurs encore en service dans le monde arabe, et ils sont nombreux. Seront-ils en mesure de tirer la leçon de la fin pitoyable des dictateurs tunisien et égyptien? Sauront-ils anticiper et prendre les mesures appropriées pour échapper à la fureur de leurs peuples? Il est permis d'en douter et la raison est simple: dans le monde ténébreux des dictatures, l'intelligence n'est pas la chose la mieux partagée. Tunisiens et Egyptiens ont donc renversé des dictatures cupides et corrompues. Tant en Egypte qu'en Tunisie, les familles régnantes ont exploité longtemps le pouvoir pour accumuler des fortunes colossales, alors que de vastes régions et des millions de personnes, rongées par le sous-développement et la misère, étaient livrées à elles-mêmes. En chassant leurs dictateurs, Tunisiens et Egyptiens ont remporté la première manche. Ils ont fait la moitié du travail. Plus exactement, la moitié la moins difficile du travail. Le plus dur reste à faire. Comme on vient de le constater en Tunisie, si le dictateur est parti, ses milices, ses séquelles et ses lois restent. Le grand ménage ne peut pas être fait du jour au lendemain. Il faut dire que le grand ménage n'a pas vraiment commencé, la jeune démocratie tunisienne étant toujours confrontée aux forces souterraines de la dictature qui ne désarment pas encore, et à la cacophonie corporatiste qui empêche le pays de se remettre entièrement au travail. Tunisiens et Egyptiens ont l'obligation à la fois politique et morale de remporter la seconde manche qui consiste à nettoyer les souillures de la dictature et à s'engager sans tarder dans le processus démocratique. Parallèlement, les deux pays doivent se remettre aussitôt au travail, condition sans laquelle on aura remplacé la dictature par l'anarchie. Le désir secret de tout dictateur déchu est de voir, après son départ, son pays sombrer dans l'anarchie. Une anarchie qui, si elle ne permet pas son retour, le confortera dans sa détresse et lui donnera l'espoir de voir la révolution avortée et une autre dictature réinstallée. Tunisiens et Egyptiens seront bien inspirés de refuser cet espoir malsain aux dictateurs qui les ont spoliés pendant des décennies en se remettant au travail sans tarder.