Depuis que la révolution du peuple tunisien a connu sa pleine expression et son véritable aboutissement sur l'Avenue Habib Bourguiba, l'espace public le plus connu de Tunisie, les accusations se multiplient et les mouvements de revendications, de protestations et de réclamations s'intensifient. Ces mouvements, qui aspirent à un idéal politique, social et économique encore peu structuré, n'ont pas pour seule cause la répression qui a accablé les Tunisiens tout au long de la période dite du « Changement », mais aussi une politique d'aménagement du territoire qui a toujours été particulièrement inégalitaire. Longtemps accaparées par la famille du président déchu et quelques promoteurs immobiliers et spéculateurs fonciers complices, la gestion du territoire tunisien et les politiques d'aménagement qui lui sont associées ont totalement échappé aux véritables pouvoirs publics. L'objectif de ces acteurs peu scrupuleux était de faire des territoires urbains et périurbains du cordon littoral le théâtre de leur empire financier en multipliant les grands projets touristiques, commerciaux, industriels, manufacturiers ou immobiliers. Les exemples d'implantation de résidences privées, d'ensembles immobiliers, de centres commerciaux, etc., sur les sites protégés de la colline de Sidi-Bou-Saïd, dans la zone archéologique des villas romaines de Carthage ou sur les terres fertiles en principe strictement protégées de la plaine de Bourj Etouil (partie intégrante de la basse vallée de l'oued Medjerda) sont à cet égard particulièrement démonstratifs. La multiplication des zones d'activités économiques (industrie, tourisme, etc.) sur la bande littorale des grandes villes tunisiennes en est également une illustration (Hammamet, Hergla, Chott Mariem, etc.). «L'arrière-pays » paupérisé, mal desservi et sous-équipé n'a, quant à lui, jamais suscité l'intérêt des acteurs privés mercantiles ni de ceux d'un secteur public tantôt insoucieux et tantôt complice (déclassement de sites protégés, révision des plans d'aménagement Urbain pour des objectifs inavouables, etc.). La gestion du territoire fut ainsi placée sous tutelle privée, la notion d'équité territoriale, garante de la cohésion sociale à l'échelle nationale, ne fut plus respectée et la politique de décentralisation fut sans cesse reportée. L'injustice spatiale entre les différentes régions de la Tunisie s'est vue ainsi fortement exacerbée. Et voilà que la révolution de la dignité, portée par les habitants de Sidi-Bouzid, de Kasserine, de Thala, de Makthar et de bien d'autres villes isolées de l'arrière-pays dénigré, vient ruiner les ambitions cachées des grands projets de la tutelle privée. Voilà que les Tunisiens s'approprient enfin leur territoire ! Pourtant, aujourd'hui, les mouvements d'esprit libre naissant de la révolution semblent à leur tour ignorer les questions de gestion du territoire et de son aménagement. Les partis politiques fraîchement émancipés centrent leurs préoccupations sur la condamnation de l'Etat policier du passé et sur la surveillance de l'Etat providence d'union nationale actuel. Les médias, considérés comme le « quatrième pouvoir » de la Tunisie démocratique, semblent encore hésiter entre traitement objectif de l'information, inflexion de l'opinion publique et manipulation politique. Enfin, le gouvernement de transition a, quant à lui, tout bonnement «évacué» la notion d'aménagement du territoire dans la constitution des nouveaux ministères. Bien sûr, on pourrait penser que les urgences sont pour l'instant ailleurs, mais parviendra-t-on à construire durablement cet « idéal » politique, social et économique, qui est l'essence même de la révolution tunisienne, sans réfléchir dès maintenant à la mise en place d'une stratégie raisonnée, participative et équitable en matière d'aménagement du territoire? ------------------------------------------------------------------------ (Maître de conférences en urbanisme, architecte paysagiste et docteur en sciences de l'environnement)