Nous avons amplement parlé ces derniers temps des opérations d'acquisition abusives qui ont eu lieu durant la période de l'ancien régime et nous ne sommes sans doute pas près de nous arrêter là tant les ressources de l'avidité ont été grandes dans la sphère de la famille élargie du président déchu. Nous avons également évoqué les actes de vol et de destruction qui ont suivi de près la chute de la dictature : actes où se mêlaient, on le sait maintenant, de la rapine ordinaire de gens dont le niveau de citoyenneté est bas et, d'un autre côté, de la destruction délibérée et planifiée visant à créer du désordre à grande échelle. Il y a cependant une autre forme de prédation, qui s'est poursuivie bien au-delà de ces événements et qui présente une forme aussi étrange que dangereuse, bien que beaucoup de nos compatriotes en aient peu entendu parler. Il s'agit de la prédation dont ont été l'objet beaucoup de fermes agricoles, et en particulier les fermes relevant des terres domaniales et qui sont louées aux privés sous la dénomination de «sociétés de mise en valeur agricole», ou Smvda. Pourquoi ces prédations sont-elles étranges et dangereuses ? Elles sont étranges, pour commencer, parce que ceux qui les commanditent ou les commettent se réclament de la révolution populaire et illustrent d'une façon très éloquente le degré de perversion qu'ils sont capables de faire subir à ses idéaux pour satisfaire leur appétit d'acquisitions faciles. Chacun sait que la distribution des terres domaniales au cours de la dernière période a très souvent obéi à des considérations qui relèvent de la complaisance et qui rejoignent la première forme de prédation que nous avons évoquée. Des proches de la famille régnante, ou des personnes ayant rendu des services, se voyaient gratifier de fermes de grande superficie, qui venaient généralement s'ajouter à des sources de revenus plus que suffisantes. Mais chacun sait aussi que les Smvda qui relèvent de ce type d'opération représentent une proportion qui est, somme toute modeste, et qui est de toute façon loin de constituer la majorité. Les agriculteurs qui s'étaient rassemblés hier non loin du ministère de l'Intérieur, et dont des représentants ont pu d'ailleurs avoir une entrevue apparemment fructueuse avec le ministre, n'avaient en tout cas rien de ces serviteurs grassement récompensés par l'ancien régime. Certains d'entre eux, qui se plaignaient de ne même pas pouvoir rejoindre leur exploitation, laquelle leur avait été confisquée «manu militari» par des individus étrangers, n'étaient rien de plus que des techniciens qui exploitent sur les terres domaniales ce qu'on appelle un «lot» et dont la superficie est généralement relativement modeste. Eux non plus n'avaient pas échappé à la vague de prédations sauvages. Etrange aussi parce qu'il semble que certains éléments incontrôlables et extrémistes des milieux politico-syndicalistes, qui soutiennent ces opérations en sous-main, ont décidé d'autorité que la Tunisie devait passer à une forme de confiscation et de redistribution des terres aux paysans, selon des méthodes dignes des premiers bolchéviques de la révolution russe. Sans attendre que le peuple se prononce par des élections, ils ont donc parlé pour lui et décidé que le bolchévisme est notre voie. Quant aux saccages commis et aux dégâts provoqués à grande échelle dans les exploitations, ce ne sont de leur point de vue, on suppose, que simples détails : bétail massacré, matériel vandalisé ou volé, cultures livrées au pâturage… Et, disions-nous, prédations dangereuses car elles créent un climat de double insécurité : insécurité sur les personnes, puisque certaines d'entre elles ont vécu l'intrusion de ces «justiciers» comme un traumatisme profond, et insécurité sur l'équilibre alimentaire du pays puisque ces opérations, si elles s'étendaient, menaceraient les récoltes sur une portion des terres fertiles qui représente quelque 250.000 hectares ! Déjà, on peut considérer que le niveau de production en lait et en viande rouge est touché. N'oublions pas que, quels que soient les abus qui ont eu lieu au cours des dernières années autour de la distribution des terres domaniales, l'existence de ces fermes a quand même servi à répondre aux exigences du pays en termes d'autosuffisance dans des produits considérés comme stratégiques du point de vue de notre sécurité alimentaire. Et cela en raison des cahiers des charges auxquels elles sont soumises et qui les obligent à s'engager dans certains types de production dont le pays a un besoin particulier. Bien sûr, et comme les agriculteurs n'ont pas manqué de le faire remarquer aux représentants de l'Etat, la poursuite d'une telle situation va rapidement avoir un impact sur le niveau de notre production céréalière elle-même. Tout observateur qui considère ces faits peut difficilement échapper à l'hypothèse suivante : et si, derrière cette conjonction de la prédation et du discours idéologique d'un autre âge, il y avait encore autre chose, il y avait une main invisible qui, une fois de plus, cherche en tirant insidieusement les ficelles à créer les conditions de l'anarchie et du désordre dans le pays ! Si on ne peut certes pas l'affirmer avec certitude, on ne peut que s'étonner devant ce constat, à savoir que certains de ceux qui se réclament de la révolution ne se distinguent pas, par leur comportement, de ceux qui veulent la tuer de la façon la plus délibérée et la plus diabolique… Etrange, non ? Et dangereux !