Par Taïeb HOUIDI * Il y a peut-être des politiciens du dimanche, mais il y a aussi les artistes désœuvrés de la plume. Qui s'agitent toute la semaine, et qui plus est, se disent bénévoles et désintéressés. Le professeur Sadok Belaïd, ancien doyen de la faculté de Droit de Tunis, 72 ans, l'âge de la sagesse et du bon sens, nous avait habitués à des analyses profondes et à des prises de position clairvoyantes et courageuses. Ainsi a-t-il déclaré, deux jours après la fuite de Ben Ali, sans opportunisme aucun, en tout discernement, fidèle à son attachement pour sa patrie, qu'il a «‑examiné, avec M. Ghannouchi, Premier ministre, les moyens à prendre et les dispositions juridiques et constitutionnelles pour faire sortir le pays de la crise actuelle, rétablir la stabilité et instaurer un climat de consensus…». On peut se demander, a priori, si M. Ghannouchi a effectivement tenu compte de ses avis. Dans l'affirmative, on pourra constater combien les événements postérieurs à cette entrevue valident à jamais la grande clairvoyance du Professeur Belaïd et l'éminente utilité de ses conseils. Dans la négative et à sa décharge, on pourra mesurer le poids de ses avis dans le landerneau politique de cette période, désormais révolue. Le 21 février 2011, notre professeur émérite nous assène un puissant concept à la radio‑: il serait partisan d'un «‑régime parlementaire tempéré‑». Emprunté entre autres à la climatologie, ce régime serait peut-être censé modérer les ardeurs des Tunisiens à choisir eux-mêmes leur régime républicain. Notre professeur sait pourtant que le caractère (démocratique ou non) d'une Constitution ne se révèle que par la pratique et ce, à travers la rédaction et le mode d'adoption des lois, les modalités de partage des pouvoirs, les usages de la vie parlementaire… En d'autres termes, «‑l'esprit démocratique‑» d'une Constitution ne se réalise que par la volonté du peuple et de ses représentants et non par un péremptoire avis d'expert. Mais soyons indulgents. Le 10 février 2011, notre «‑sociologue du droit‑» (ainsi l'ont qualifié quelques collègues pour ses approches très originales) nous gratifie d'un lumineux débat radiophonique sur «‑l'état constitutionnel et politique de l'après 14 janvier‑». Je vous laisse réécouter. Toutes ces tentatives de participer à la révolution seraient fort louables si notre respecté professeur ne s'était piqué, un dimanche 5 mars, de donner des leçons aux politiciens (et à leur tête Ahmed Néjib Chebbi, on se demande encore pourquoi !!?), à travers un article intitulé « Marion pleure, Marion crie, Marion veut qu'on la marie ». Cette citation est tirée du « Nouveau dictionnaire français » de Pierre Richelet daté de 1709 et d'un commentaire de Pierre Voisin sur l'arrêt de la Cour de Paris du 30 Avril 1963 sur le droit au mariage, donc relevant du droit civil. A part la volonté navrante de l'auteur de faire découvrir aux Tunisiens sa profonde érudition et sa talentueuse pratique de la langue française, je n'arrive pas à faire le rapport entre le contenu de l'article et son titre. Il s'agit probablement d'une subtilité difficilement accessible à quelque intelligence moyenne. Mais tout cela, c'est pour le fun. Laissons de côté et soyons plus sérieux. Cet article a toutes les caractéristiques du tract politique. D'abord en ce qu'il ne contient aucune argumentation, juste des jugements à l'emporte-pièce. Ensuite en ce qu'il livre, de manière impulsive et juvénile (et c'est un compliment) des contre-vérités à propos d'hommes et de femmes qui participent activement à l'accomplissement de la démocratie dans notre pays. Il est de la même veine que ce lamentable montage sur Facebook où l'on voit A.N. Chebbi, dans une réunion, avec une écharpe violette (aux couleurs du RCD), alors que tous les Tunisiens savent qu'il ne s'est jamais compromis avec l'ancien régime et qu'il a été condamné à 32 ans de prison sous les dictatures. Il ressemble à cette rumeur qui le prétend «‑proche des islamistes‑», alors qu'il a accompli son devoir d'avocat pour défendre plusieurs personnes contre des accusations pour «‑délits d'opinions‑» propres à les envoyer au bagne. Il est dans le même ton que ce rapport ahurissant du RCD selon lequel A.N. Chebbi et son parti seraient d'obédience «‑marxiste-léniniste‑». Mais l'auteur de cet article est probablement partisan de cette maxime de Beaumarchais‑: «‑Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose‑». Toutefois, derrière ce dénigrement tranchant du Professeur S. Belaïd, ne serait-on pas tenté de voir les propos d'un frustré ? Orfèvre autoproclamé en droit, en littérature, en politique, il ne supporte pas que l'on puisse se passer de ses lumières, lui, le penseur, le sage, le dialecticien, le seul homme cohérent, épris de valeurs nobles et humanistes. Le plus intéressant, en cette affaire, c'est que l'homme (A.N. Chebbi) et son parti (le PDP) ont élaboré un programme pour la présidentielle de 2009 (de laquelle on les a honteusement écartés), où ils proclament leurs convictions‑: démocratie, réformisme, libéralisme sociétal et économique, égalité des droits des femmes et des hommes, équité sociale, morale politique… Pourquoi tous ces moralisateurs n'en parlent-ils pas, eux qui se prétendent autant informés ? Il pourrait être flatteur pour cet homme et son parti, d'occuper si largement le champ politique et médiatique, et de se voir taxer de toutes les idéologies, depuis la gauche extrême jusqu'à la droite la plus réactionnaire. En effet, si ces postures imaginaires préoccupent autant de personnes qui font de l'activisme politique, c'est que, pour le moins, cette présence les gêne. Pire‑: elle les irrite. J'ai souvent écouté et lu les interventions de plusieurs politiciens dans les médias‑: à la question de savoir s'ils seraient candidats à l'élection présidentielle, la majeure partie d'entre eux (dont A.N. Chebbi, n'en déplaise à l'auteur) répondent que le moment n'est pas encore venu et que s'ils le décidaient, ce serait après consultation de leur famille, de leurs amis et surtout après une introspection sur l'utilité de leur action. Cela dit, quelles que soient les intentions des femmes et des hommes à se présenter ou non à l'élection présidentielle, est-il du droit de quiconque de s'ériger en donneur de leçon pour les traiter d'opportunistes ? Quelle que soit la manière dont ils se sont pris pour décider de leur itinéraire moral et politique, est-il honnête de les salir avec des «‑cela ne vole pas très haut‑» et des «‑il est resté dans le gouvernement malgré l'hostilité…‑»‑? Dans tous les pays démocratiques, proclamer ou laisser entendre son intention de se porter candidat à la présidentielle provoque des attentions médiatiques sur les intentions et les programmes, sur la qualité des candidats, sur leur éloquence et leur charisme (même lorsqu'ils «‑n'y pensent pas qu'en se rasant‑»). Chez nous, cela provoque jalousies et rancunes, animosités et malveillances. La saine ambition politique est-elle devenue un crime‑? Comment y arriverons-nous dans ces conditions‑? C'est à pleurer de la déficience ambiante en matière de maturité et de culture politiques. Pour ma part, je voudrais que le plus grand nombre de candidats se déclarent (au moment qu'ils veulent et dans les conditions qui leurs conviennent) et puissent entrer de plain-pied dans le combat des idées pour que fleurisse notre démocratie. Je doute fort que A.N.Chebbi ou d'autres politiciens «‑qui font les mêmes calculs‑» répondent à cet article dont l'esprit se place au ras des pâquerettes. Peut-être répondront-ils un jour, lorsque l'auteur se décidera enfin à parler de débats politiques utiles pour le peuple tunisien. Mais en est-il capable‑? On dit en effet que lorsque les temps sont durs, il est plus facile de dénigrer et de persifler que d'agir. Je finirai par un conseil qui lui sera, je l'espère, salvateur: de la hauteur monsieur le Professeur, de la hauteur. * Consultant