Par Ali TRABELSI Entre l'inné et l'acquis, la frontière est mince, très mince, elle a l'épaisseur comparable à celle d'un cheveu. C'est ce qui explique, de nos jours, une sorte de retour aux vieux réflexes des fameux messages de soutien auxquels malheureusement les Tunisiens — pas tous bien sûr — ont été habitués, et sont passés maîtres dans cet «art» via notamment les cellules du parti qui était au pouvoir jusqu'au 14 janvier dernier et les organisations gravitant autour de ce parti dont la quasi-totalité appelées abusivement les composantes de la société civile. Mais il n'y avait pas que ce parti et ses affidés qui usaient de ce langage dans la mesure où c'est devenu une espèce de culture ancrée dans les esprits et surtout une arme pour fustiger tout ceux qui refusent de souscrire à l'ordre du maître. C'est en outre une manière des plus viles pour rentrer dans les faveurs de ce même maître, où l'opportunisme est toujours présent avec sa face répugnante. Cette culture de l'abaissement acquise au fil des années et passée d'une génération à une autre a causé le plus grand tort au pays. Et de ce point de vue, elle mérite d'être étudiée psychologiquement à l'échelle de l'individu et sociologiquement au plan collectif. Il est impératif que l'on prenne le sujet avec le sérieux requis de par son impact sur la constitution de la personne et son comportement. Il est une obligation pour ceux d'entre nous n'ayant que trop courbé l'échine de se remettre en question pour recouvrer cette dignité perdue. Le Tunisien post-révolution est appelé aujourd'hui à être digne de l'œuvre accomplie dans notre pays qui est en train de faire des émules partout et est source de fierté de notre présent. «La dignité avant le pain», ce slogan magique doit être celui de tous les Tunisiens qui ne doivent plus s'abaisser pour des miettes. «Dignité avant le pain» Nous disons cela, parce que nous constatons que ces actes d'allégeance qui nous ont pourri la vie des années durant refont surface de nos jours, timidement certes, mais ils sont là. Tel responsable à la tête d'une institution ou d'une entreprise y a recours pour faire face à une contestation ou tuer dans l'œuf une protestation à venir. Et l'on sait que cela procède de cette peur de répondre des méfaits et forfaits commis dans la gestion des affaires des dites institutions ou entreprises. Avant le 14 janvier, cette mission était dévolue aux cellules professionnelles du parti au pouvoir qui infestaient tous les lieux de travail. Celles-ci disparues du paysage, elles sont remplacées par des amicales, des commissions paritaires, voire des syndicats fantoches dont les membres sont imposés aux personnels des entreprises et institutions en tous genres. Dans une recherche désespérée d'éviter le questionnement, des responsables sans vergogne usent ces derniers temps de subterfuges d'une époque révolue. La carotte à la place du bâton — ce dernier ne paie plus — est le moyen indiqué pour acheter le silence des éléments portés sur la contestation qui peuvent réclamer la transparence dans la gestion des affaires de leur entreprise et exiger la jouissance de leurs droits, et surtout s'assurer des voix pouvant leur servir dans des pétitions condamnant telle ou telle prise de position contraire à leur intérêt ou une mise à nu de leurs pratiques douteuses ou encore pour chercher à enterrer la couverture dont ils jouissaient de la part des proches du régime déchu. C'est une sorte de combat existentiel qu'ils mènent en vue de préserver leurs avantages indûment acquis et sauvegarder leur statut privilégié. Rendre des comptes, c'est le cauchemar qui les hante. De là, ils font tout pour que cela n'arrive jamais. Mais, l'heure de la vérité, toute la vérité approche. L'allégeance achetée pourra s'avérer une arme à double tranchant, car les amis d'aujourd'hui pourront devenir les ennemis de demain et les messages de soutien pourront facilement se retourner contre eux pour devenir des pétitions de dénonciation. En tout état de cause, de pareils simulacres doivent disparaître et à jamais des pratiques et usages des Tunisiens qui doivent penser et agir en termes de dignité et de fierté, pour se soustraire aux survivances d'un régime honni qui les asservis et qui s'était servi de ces mêmes personnes de nos jours à la recherche d'une légitimité qu'ils n'ont jamais eue et dont le seul argument dont ils se faisaient prévaloir est celui du parapluie de leurs maîtres qui les ont abandonnés. La Tunisie de la révolution assurera à tous ses citoyens l'égalité des chances en droit, comme dans la vie de tous les jours, et il n'y a pas lieu que parmi ces citoyens il existe encore des gens qui gardent ces réflexes de honte dont le préjudice causé au peuple n'a d'égal que cette chape de plomb qui a pendant des décennies hypothéqué sa liberté au sens le plus large du terme. Que cesse alors ce manège de très mauvais goût auquel on assiste avec cette langue de bois aux relents nauséabonds et qui nous rappelle un passé récent où tout notre peuple était pris en otage et soumis aux véhémences les plus abjectes. Entre l'inné et l'acquis, la frontière est mince, alors que de nouveau réflexes prennent place dans notre comportement pour effacer et à jamais les mauvais qui ont tant pollué notre vie. Il y va de notre dignité d'hommes et femmes libres, dans une Tunisie libre et dont le destin est entre les mains de son peuple. Que tout un chacun fasse en sorte qu'il soit à la hauteur du tournant historique que vient d'amorcer le pays et prenne conscience que la dignité est ce qu'il y a de plus cher et qu'en aucun cas elle ne doit faire l'objet d'un quelconque marchandage, surtout quand on sait que les desseins qui y président sont ceux-là mêmes qui nous ont tant enchaînés pour nous asservir de la pire des manières. Rendons hommage à cette révolution donc et bannissons à jamais tout acte d'allégeance, qui n'est en fin de compte qu'anathème et opprobre et pour ses auteurs et pour ses destinataires.