Au terme d'un silence étale et engourdissant, d'une trêve longue et sidérale, s'étalant sur des décennies, et juste avec l'avènement de 2011, le monde arabe s'éveille en sursaut. Eveil pluriel et en cascades, sursaut d'indignation et de réhabilitation, il s'assigne la noble tâche de faire une œuvre sociale, culturelle et civile, de faire un bel ouvrage, et d'en graver le souvenir dans la mémoire du monde. Motivé dans sa démarche et ses fins, et survenu d'une manière inattendue, imprévisible, l'événement grandiose s'avère exeptionnel, profondémént libérateur. Il nous a délivré tous de l'asservissement et du joug qui pesaient lourd sur nos têtes, depuis déjà des décennies. Il a affranchi nos âmes de l'oppression et de la tyrannie. Fondé sur la volonté de faire réincarner des valeurs éternelles et positives, et étayé par des sacrifices mémorables, le grand événement a voulu aller au-delà des petites réformes d'apparat et des changements superficiels. Il a visé à métamorphoser le contexte sociopolitique, tout entier, instaurer un nouvel ordre culturel et civilisationnel et restaurer, dans notre propre devenir, et comme le disaient Balzac et Camus, l'immanence de la raison et le bonheur commun dans la vie de tous les jours. Inauguré, il est vrai, en Tunisie, et animé par la spontanéité de ses fervents artisans, l'élan révolutionnaire s'est vite répandu et a promptement gagné du terrain : ses secousses ont vite atteint des espaces lointains, ouvrant le feu de la liberté, de la dignité, de l'égalité et de la vertu contre les valeurs les plus viles et les plus abjectes, contre tous les attentats barbares, perpétrés, ici et là, jadis et naguère, sur le droit à la souveraineté de nos peuples. Ainsi, ne sommes-nous pas amenés à faire état de la spécificité et de l'originalité de ce bel ouvrage, de ce beau modèle révolutionnaire, prototypique et exemplaire, et de son apport social modificateur et progressiste. La Révolution tunisienne du 14 janvier, clé de voûte de la révolution arabe, n'a pas été gratuite. Elle a été l'œuvre créatrice d'un peuple, instruit et cultivé, d'une jeunesse audacieuse et éclairée. Elle n'a été, en effet, ni immotivée, ni irrationnelle. Son esprit s'est levé carrément contre le règne du vice, de la violence et de la cruauté, contre la corruption et l'infamie, en un mot, contre le règne de la barbarie, perché sur nos épaules et propulsé, depuis une longue date, par la partie la plus ignoble, la plus infâme du cœur d'une dictature, assoiffée d'hypocrisie, de sadisme et de voluptés impies. Le règne barbare n'est plus maintenant. Il a été enseveli, et de nos jours, il ne fait partie que d'un passé passéiste, déjà dépassé, et l'histoire du monde s'est hâtée à lui substituer une nouvelle page, glorieuse et gracieuse, bienveillante et souriante. Et que nous aimions, à ce propos, à ramener à la surface de la mémoire, des préceptes moraux, des maximes sociales ou civiles, qui devraient présider au pilotage vertueux des sociétés organisées. Et rien jamais, en effet, n'est plus utile, à ce propos, que de rappeler ce qu'avait justement pressenti et prédit Léonard De Vinci, la métaphore de ceux qui s'entêtent de pratique sociale ou civile sans science, sans conscience, aussi bien que ceux qui gouvernent leurs peuples de façon abusive, ne sachant comment sauver la barque des âmes humaines, sont pareils à des marins, dans un navire, sans timon ni boussole, et qui ne savent jamais où ils vont, sinon à leur propre naufrage, et à eux seuls. Un peuple orgueilleux et victorieux Le peuple tunisien, plus particulièrement, n'a rien perdu, et il ne se perdra jamais. Toujours orgueilleux et victorieux, empruntant le sillage des prodigieuses élévations, il franchit les monts les plus rocheux et parvient à atteindre les cimes de l'idéal. Il demeure toujours digne de vivre et de survivre. Il a fait une révolution idéale qui l'a sauvé et qui l'a sorti de l'inertie, maître et possesseur de la vertu. Ainsi, le culte de la vertu qui a animé le début de la révolte, ne doit-il pas continuer à occuper le devant de la scène civile, actuelle et future. Ne doit-il pas innerver toutes nos réflexions, nos conceptions et nos prises de positions idéologiques. Dois-je ajouter qu'il doit assiéger notre propre conscience commune et nos propres penchants. Car si la réussite a été éclatante, au premier étage de la révolution, et juste au niveau de la destruction de la dictature et de son principal appareil idéologique, et que la moitié de l'ouvrage a été réalisée, le plus important reste à faire, à achever. Le bel ouvrage de la Révolution ne devrait pas se réduire à contrer, tout simplement, l'hégémonie du mal d'autrefois; il doit avoir l'ambition de se pencher désormais sur une véritable reconquête de la liberté, de la citoyenneté, de la dignité et de l'honneur de nos compatriotes. Mais cette reconquête grandiose ne va pas de soi; elle constitue une noble entreprise, une œuvre sociale et morale colossale, nécessitant à coup sûr et au niveau social, la réhabilitation de la souveraineté suprême du peuple, de l'équité, de la fraternité, de la justice, et au niveau de l'individu, tout l'investissement de la sagesse intellectuelle, de la raison universelle, la maîtrise des passions et des émotions, le pesage de toutes nos orientations éthiques et politiques. Celles-ci doivent se préoccuper, en premier lieu, de l'unité de la nation et de ses intérêts supérieurs. Elles doivent écarter les querelles adversatives, les polémiques vaines et fallacieuses, et répudier, à tout jamais, les emballements et les fureurs réductionnistes, qui ne mèneraient qu'aux disputes ennuyeuses, aux scissions régressives, aux divisions dégradantes. La liberté est un tout Chacun de nous cherche à être libre et à se débarrasser du joug de la servitude, mais je ne puis être libre si autrui ne l'est pas. La liberté, ce bien nourricier de tous les biens, «principe de toutes les révolutions», comme disait Camus, est tout d'abord un butin qu'on doit préserver dans tous ses aspects, avec ses pierreries et ses diamants, avec ses joyaux et ses parures, allant de la liberté civile à la liberté d'expression, d'opinion, de presse… Toutes les formes de liberté constituant un tout, une unité indissociable, et un idéal resplendissant, auquel aspirent toutes les communautés des âmes saines. La liberté, à laquelle nous nous attachons tous, ne doit pas se perdre dans le bavardage et le désordre, dans l'anarchie et le vouloir-faire libertin fantaisiste. Tout vouloir-faire, en revanche, se doit d'être mis sous le contrôle vigilant de l'intelligence humaine, de la légalité, de la législation. C'est un truisme que de rappeler qu'un acte libre ne doit pas nuire à autrui. Il doit commencer par identifier son terrain d'action et ses frontières, à travers des normes, des règles, des lois communément admises. Et c'est dans ce sens que nous sommes redevables à Montesquieu, dans «l'Esprit des lois», lorsqu'il définit cet idéal de liberté comme étant le «droit de faire tout ce que les lois permettent». Tunisiens et Tunisiennes, assoiffés de liberté, de dignité, et de justice, sachez sauvegarder l'acquis de la révolution, la liberté, et veillez à rester toujours libres ! Et il n'y a qu'une seule voie qui vous y mène; c'est la voie de la sagesse, de la clairvoyance, la voie du respect des lois. Et c'est ce respect que doit refonder et concrétiser la prochaine Constitution. La Constitution doit être placée au-dessus de tout et de tous, au-dessus des intérêts personnels, des opinions, des idéologies, des thèses de pensée sociale, et des programmes de réforme, présentés par l'un ou l'autre de cette longue pluralité de partis politiques. La Constitution est une forme de consensus entre nous tous, entre tous les membres de la communauté. C'est une sorte de référence légale, juridique, morale, sociale, qui doit témoigner de l'engagement de la patrie dans la voie de la démocratie, du choix délibéré du régime politique futur à instaurer, des fonctions dévolues à l'Etat, des droits et des devoirs du citoyen. Chacun de nous doit, en effet, contribuer à sa construction et doit s'y soumettre, en se soumettant, sans calcul, sans parti pris, à la haute direction de la volonté générale du peuple. Et c'est cette même soumission, voulue et consciente, dois-je ajouter, qui doit préserver notre sainte liberté de toute atteinte. Ainsi, la Constitution constitue, d'ores et déjà, une priorité nationale déterminante et décisive, qu'il faut revendiquer, sans tapage, d'autant plus qu'elle constitue un pacte social, un traité de justice et d'équité, un contrat d'entente, d'égalité, de fraternité, mettant fin définitivement au mal, à l'anarchie, au désordre, au règne de la barbarie. Personne ne prétend avoir autorité naturelle ou abusive sur son semblable, car l'autorité légitime est celle de la Constitution, et par ricochet celle de la loi. Et c'est cette prochaine Constitution, pièce maîtresse du bel ouvrage de la révolution, en tant que projet et en tant que réalité attendue, qui doit régner sur nos cœurs, en réincarnant dès maintenant la véritable raison dans la vie de tous les jours, en écartant les fureurs les plus aveugles, les rêveries les plus dévastatrices et les réactions régressives les plus fanatiques. Avons-nous à rappeler ce qu'avait dit autrefois J.J. Rousseau, dans «Du contrat social», qu'une saine et forte Constitution est la première chose qu'il faut rechercher après la révolution. H.F.K. * (Professeur, inspecteur pédagogique)