Une économie en panne, un patronat dans le doute, une organisation syndicale dépassée ou entraînée en quelque sorte par sa base. Et en face de tout cela des centaines de milliers de chômeurs forts d'une légitimité toute fraîche. Comment dans ce contexte tout à la fois exaltant et extrêmement difficile réussir la transition vers la démocratie ? Question posée par le Réseau euro méditerranéen des droits de l'homme et la Fédération internationale des ligues des droits de l'homme au cours du séminaire sur la transition démocratique en Tunisie (du 17 au 19 mars courant.) "La première liberté, c'est l'ordre social. Les autres libertés peuvent suivre avec la stabilité politique et sociale", dira récemment Yadh Ben Achour, président de la Haute commission pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique. Mais comment peut-on établir l'ordre social quand tout le pays est pratiquement en ébullition et quand son économie est en train de partir à la dérive ? L'équation état-patronat-salariés, une des questions abordées au cours du dernier séminaire sur la transition démocratique, revêt, à ce titre, une importance toute particulière. Car tout le régime de Ben Ali, de sa stabilité politique et de sa "vigueur" du moins en apparence, a reposé sur l'illusion que tout allait pour le mieux entre ces trois composantes. On le sait aujourd'hui, le fameux modèle tunisien a non seulement révélé ses failles béantes, il a engendré en plus la première révolution mondiale qu'on ait vue depuis bien longtemps. Depuis décembre 2011, la Tunisie s'est réveillée, dira Sophie Bessis, Secrétaire générale adjointe de la Fédération internationale des droits de l'homme avec un nouveau langage, une nouvelle réalité : des inégalités sociales et un déséquilibre régional ahurissants. A l'origine de ce déficit de modèle, plusieurs facteurs dont notamment des choix économiques plus ou moins boiteux. Le taux de croissance de tous les doutes Il y eut d'abord l'expérience de collectivisation très vite rejetée par les Tunisiens et abandonnée par le régime qui y voyait une menace sérieuse de perte de sa légitimité. Le pays en sortira meurtrie et l'expérience qui s'en suivit avec Hédi Nouira ne sera que bénéfique au regard des dégâts occasionnés par la précédente. S'inspirant du modèle sud-est asiatique, le pays se lance dans une nouvelle aventure axée sur l'industrie de la sous- traitance et l'emploi d'une main-d'œuvre intensive et à bon prix. Le modèle, avant de s'essouffler, selon Mme Bessis, a marché un bout de temps, et la majorité des Tunisiens sont sortis de l'extrême pauvreté dans laquelle ils se trouvaient jusque-là. La sous-traitance sans évolution aucune et accompagnée par une production d'articles bas de gamme, le tourisme de masse, des activités de plus en plus implantées sur les côtes avec des régions intérieures qui n'étaient pas impliquées dans le développement ont commencé à peser lourd sur une économie qu'un taux de croissance, curieusement entretenu, n'arrivait pas à justifier. Pendant ce temps, l'éducation fortement soutenue poussait vers l'enseignement supérieur de centaines de milliers d'étudiants qui finissaient par arriver sur un marché de travail saturé incapable d'évoluer et de les absorber. L'expatriation des diplômés du supérieur vers les pays européens, le Canada, les USA ou encore les pays du Golfe est devenue quasiment systématique. Depuis deux décennies, les Tunisiens, la mort dans l'âme, assistent ainsi à une véritable hémorragie de compétences jeunes allant grossir et enrichir d'autres économies étrangères. L'insécurité économique et la précarité sociale des dernières années, accentuées par une crise mondiale dont l'impact fut très important sur l'économie du pays, ont fait le reste en provoquant un ralentissement net de l'investissement. Comment réduire la dépendance et engager un nouveau partenariat ? Comment alors et dans les conditions actuelles des choses sortir d'un modèle de sous-traitance dépassé et aller vers une économie capable d'absorber ses diplômés‑?‑Comment ensuite faire repartir l'économie et engager tout à la fois des négociations sociales quand des centaines de milliers de jeunes demandent à avoir tout et tout de suite ? Quand ceux qui se trouvent déjà sur le marché du travail alignent revendication sur revendication et brandissent à bout portant les grèves et les menaces de tout faire sauter ? Sur un autre plan, comment diminuer la dépendance vis-à-vis de l'Europe et aller vers un partenariat plus équilibré et qui ne profite pas qu'aux Européens ? Mais d'ores et déjà et avant tout, le système, relève Mme Béatrice Hibou du Centre d'études et de recherches internationales, est vicié à la base. Certes, l'absence, dit-elle, d'emplois a alimenté le mécontentement qui a alimenté la révolution. Mais à la base et dès le départ, les jeux étaient en quelque sorte faussés. Il n'y avait pas en fait de dialogue social, mais un dialogue entre trois instances : l'Etat, le patronat et le représentant des salariés. Le rôle de l'Ugtt était même ambigu mais surtout, souligne-t-elle, les comités sociaux ont été remplacés par les Comités d'entreprise ce qui n'a rien à voir avec le social. A cela, il faut ajouter un système fondé sur très peu de distribution de richesse et reposant en plus sur un modèle fiscal très injuste. Le non-dit, à savoir par exemple la contrebande, a contribué aussi à gangrener l'économie en permettant à l'économie informelle de s'épanouir au détriment d'une économie formelle fortement ébranlée par la crise mondiale. Dans ce contexte et estimant que d'abord une démocratie ne peut se faire sans une redistribution des biens et des richesses, Jean-François Courbe, responsable des activités euro-méditerranéennes et syndicaliste, ne cache pas son appui à l'action revendicative. Car, pour lui, loin de freiner la transition démocratique, l'activité revendicative est un apport de vitalité à cette démocratie. "Nous l'avons connue après les grandes guerres et aujourd'hui après les dictatures", dit-il. La question reste toutefois entière : quand est-ce qu'on déclenche la revendication sociale ? " En fait explique M. Courbe, dans les discours, ce n'est jamais le moment. Or, les gens veulent tout et tout de suite car et même si ce n'est pas le moment, on se dit qu'on ne sait pas de quoi sont faits les lendemains ". Dimassi : le pacte social, notre salut…peut-être Cette question s'est posée évidemment aux deux organisations syndicales égyptienne et tunisienne et curieusement, remarque M. Courbe, les deux syndicats, dont une (l'égyptienne) était inféodée au pouvoir et l'autre plutôt contre, ont abouti à la même conclusion : nous ne soutiendrons pas des revendications qui mettront à mal le pays. Pour l'Ugtt, toutefois, de nombreux observateurs pensent que l'organisation n'arrive pas ou ne veut pas jouer la transparence sur cette question. La dernière grève en date dans le secteur du transport et qui a bloqué les usagers durant quelques jours en est le parfait exemple. Pour M. Courbe, en tous les cas, la puissante organisation syndicale, qui, à la suite de la chute de Ben Ali, a tenu un rôle très actif dans la révolution, va devoir faire face ou le fait déjà à une campagne à double fonction : dénier sa capacité à interférer dans le législatif mais aussi sa capacité de revendication. Autre risque non moins important, avec l'instauration de la démocratie, l'Ugtt, qui a servi jusque-là de refuge à tout ceux qui ne pouvaient pas s'activer politiquement ailleurs, va devoir affronter un transfert du militant syndical vers le militant politique. "Je ne pense pas que les nouvelles affiliations arriveront à combler le vide occasionné par le départ des cadres de l'Ugtt." estime M. Courbe. Une transition démocratique pour le moins inquiétante pour l'organisation ! Inquiet et comme il le dit lui-même extrêmement pessimiste quant à la transition démocratique en général, c'est l'avis de M. Houssine Dimassi, économiste de renom. " Car, dit-il, les gens veulent tout et tout de suite alors qu'il s'agit de repenser le modèle à moyen et long terme". Avec une demande additionnelle annuelle de 80.000 diplômés du supérieur auxquels il faudrait ajouter les 300.000 et quelques autres demandeurs d'emploi, avec une économie en panne, et des caisses de retraite qui puiseront dans leurs propres réserves en 2015, tous les scénarios butent sur le même tableau noir. "Je crois que pour le devenir de la Tunisie, le champ privilégié de débats et de négociations qui caractérise le moment présent est propice pour l'instauration d'un pacte social en Tunisie. Un pacte social où on inclut formation professionnelle et mécanisme d'emploi, prélèvements sociaux et fiscaux. Sans le pacte social, le pays ne pourra pas se relever.", estime M. Dimassi.