Par Khaled TEBOURBI «Une foire d'empoigne» : Voilà comment Vincent Heroué, éditorialiste à «LCI», décrit l'après 14 janvier en Tunisie. Vincent Heroué n'a toujours pas fait le déplacement à Tunis. En revanche, il était à Tripoli, l'autre semaine, pour interviewer le colonel Gueddafi. On ne préjuge de rien à son encontre, mais quand on traite de loin la première révolution arabe, et que l'on s'empresse d'aller à la rencontre d'un dictateur qui écrase son peuple sous un déluge de feu, on met un peu en cause sa crédibilité si l'on ne trahit pas, purement et simplement, son parti pris. Un scénario classique Interrogeons-nous quand même : que se passe-t-il, vraiment, en ce moment en Tunisie, pour que l'on croie que le pays est sens dessus dessous ? A vrai dire, rien de plus que ce que nous apprend l'histoire des révolutions démocratiques. Ce fut partout pareil en effet. En Espagne après Franco, au Portugal après Salazar, dans l'Europe de l'Est après la chute du communisme, en Amérique Latine, il n'y a pas longtemps, en Afrique du Sud, pas plus tard qu'hier. Le même et unique scénario. Des dictatures délogées, puis l'euphorie, puis l'insécurité, puis des manifestations et des grèves, la mise en route, ensuite, de la transition politique, avec des appels à la purge, des partis qui s'observent comme chiens de faïence, des sociétés civiles en ébulition, des gouvernements qui tombent, des économies qui se bloquent, des régions qui s'impatientent, des villes qui ont peur. Et tout cela a un nom : situation révolutionnaire. Classique et incontournable, répètent les historiens. Mais situation dont on ne peut juger à la hâte, ni de la portée, ni de la durée, encore moins de l'issue. Où en sommes-nous? En Europe et en Amérique Latine, «la transition» a débouché sur un résultat heureux. Il y a eu des élections libres, des assemblées pluralistes, des majorités contrôlées et des minorités respectées. Est-il des raisons de craindre que nos révolutions ne connaissent pas la même fortune? C'est ce que laisse entendre Vincent Heroué. C'est sans doute, aussi, ce qui s'exprime, ici même, chez nombre de chauds sceptiques. Ces derniers perdent visiblement patience. 75 jours après le départ de Ben Ali, ils déplorent «la confusion générale», «le relâchement sécuritaire», «le ralentissement des affaires»,«le recul du sens civique». Ils voient, surtout, d'un mauvais œil la succession ininterrompue des «sit in». Pour eux, tout cela n'augure rien de bon. Ils parlent déjà de «dérive», «d'avenir politique menacé». Le plus frappant est qu'ils appellent, à leur tour, à une restauration de l'autorité. C'était un des mots d'ordre du premier ministre au jour de sa nomination. Et cela semble être l'option du ministère de l'Intérieur à la suite des récents incidents de la Kasbah. Où en sommes-nous, en fait? Défendons-nous la révolution? Cherchons-nous à la freiner? Dilemme. Gros dilemme. Freiner l'élan de la révolution c'est prendre le risque de retomber dans les travers d'un triste passé. Laisser le processus révolutionnaire se déployer «à sa guise» c'est peut-être mettre en péril la continuité de l'Etat et les rouages de l'économie. Même incertaine, même parsemée de dangers, «la foire d'empoigne» dont parle Vincent Heroué est essentielle à l'émergence d'une démocratie. C'est «le désordre créatif» nécessaire à la conquête de la liberté et de la dignité. Même s'ils rassurent, même s'ils sont dictés par la vertu et l'esprit de bonne gouvernance, l'ordre et l'autorité peuvent toujours séduire ceux qui en font usage. Ce sera tout sauf un long fleuve tranquille d'ici au vote du 24 juillet. Croisons bien les doigts.