Par Raouf SEDDIK La question de savoir si l'intellectuel doit rester en retrait ou s'il doit au contraire se rendre plus présent, à l'heure où le débat se résume souvent soit à une foire d'empoigne soit à un défilé de beaux parleurs, est une question qui est à la fois difficile à trancher et chargée d'enjeux. Difficile de passer, presque du jour au lendemain, d'une vie monotone sous l'aile protectrice d'une dictature à une vie où l'on se trouve dans l'œil du cyclone de l'histoire. Comment se lever d'un bond et assumer son rôle d'acteur du récit quand on a les membres encore ankylosés de tant d'années de silence imposé ? Quand on s'aperçoit en plus que des forces venues d'ailleurs sont déjà là, à l'œuvre, qui essaient de l'écrire pour nous, ce récit ? Que quelques paragraphes sont déjà rédigés. Qu'une main invisible cherche à nous glisser la feuille sous la plume pour nous faire croire que nous en sommes l'auteur. C'est vrai, on ne peut empêcher un mouvement de recul. C'est affaire d'honnêteté, après tout. Mais quoi, faut-il être naïf ? Oui, qui peut aujourd'hui ignorer que le monde entier avait intérêt à ce que cette révolution ait lieu et que, au moment où elle se déclarerait, il serait là pour accompagner, faciliter, déblayer le chemin... mais aussi, parce qu'on ne fait rien pour rien ici-bas : orienter, canaliser vers un scénario souhaité. Que cherchait donc le monde à travers cette révolution ?... Ou, si on veut, certains acteurs du monde ? A placer leurs pions pour s'assurer le contrôle de la région et de ses ressources ? Peut-être. Avouons cependant que c'est une curieuse façon de s'y prendre que, pour dépecer un pays de ses richesses, de faire en sorte que son peuple soit libéré de l'ancienne dictature qui muselait sa parole, de lui donner la possibilité de choisir ses gouvernants par les urnes. Puis, une fois que ces derniers seraient au pouvoir, de permettre à tous de les critiquer et de leur demander des comptes comme nous le faisons au quotidien. Avant d'en arriver à ces hypothèses qui, même si elles ne sont pas dénuées de tout fondement, sont plus faites pour entretenir une certaine paranoïa que pour attiser la vivacité de l'intelligence, il serait bon d'envisager certaines évidences. A savoir que le monde ne peut plus aujourd'hui se payer le luxe d'un Islam qui resterait marginalisé, maintenu à l'écart de la responsabilité politique, repoussé dans le maquis d'où il n'aurait plus qu'à alimenter une délinquance armée dont les capacités de nuire sont redoutées non pas seulement par quelques-uns, mais par tous... Y compris par nous-mêmes. Et doublement : premièrement, parce que nous ne sommes pas à l'abri de la nuisance en question et, deuxièmement, parce que c'est la religion de nos pères et nos mères qui risque d'être durablement réquisitionnée et transformée en instrument de terreur et de mort. Et qu'il s'agit-là d'une perte de contenu que nous ne devrions pas accepter, ni vis-à-vis de nous-mêmes, ni vis-à-vis des générations: celles qui nous précèdent comme celles qui nous suivent... Car ce n'est pas en continuant d'expulser l'Islam du processus de notre devenir historique, en le bêtifiant et en le folklorisant, qu'on parviendra à le soustraire à ses prédateurs : c'est au contraire en en faisant un partenaire dans la construction de la modernité qu'on y arrivera. Que certains compatriotes, vivant sur le territoire ou à l'étranger, soient prisonniers de leurs représentations et ne soient pas capables de concevoir cela : c'est compréhensible. Mais les dés sont jetés, le pari est engagé. Le fait qu'un parti qui se réclame de l'héritage musulman ait pris part à l'aventure démocratique et que, quels que soient les écarts qu'on peut lui imputer, il n'ait pas renié ses engagements fondamentaux, veut bien dire que la donne a changé. Le rôle de l'intellectuel n'est pas de se dérober indéfiniment ! Passé le mouvement de recul, il doit reconsidérer la situation, fourbir ses armes et s'avancer sur la scène publique. Non pas pour combattre de telle sorte qu'il se mettrait contre le mouvement de l'histoire, ni pour s'installer peut-être dans le rôle facile de l'insatisfait chronique. Il doit devenir celui à travers qui le pays s'approprie son initiative et la pense, dans ce vaste changement qui survient et pour que ce changement demeure salutaire. Ce n'est pas seulement pour faire justice au courage et au sang de ceux qui sont tombés face à la répression du dictateur, pas uniquement pour répercuter l'écho de ceux qui ont crié «Plus jamais peur», c'est aussi et surtout pour ne pas laisser le champ libre à tous ceux qui cherchent à faire commerce de l'inquiétude des gens afin de s'ériger, par la séduction, en idoles des foules et en dictateurs des consciences... Pour ne pas laisser le champ libre à ceux qui, esprits bouffons et narcissiques ou sophistes assoiffés de domination, veulent confisquer l'histoire à leur profit.