Par Gaha Chiha Dans un monde qui change, il est admis aujourd'hui que toutes les techniques sont provisoires et partielles et toutes les sciences sont, a priori, «fausses». Toutes les connaissances scientifiques sont ainsi foncièrement falsifiables et toutes les pratiques professionnelles sont d'une validité temporaire. Pour préparer des apprenants alertes, réactifs, vifs d'esprit, capables de s'adapter aux changements et d'innover, l'accumulation et la reproduction de pratiques typifiées et de «savoirs ignares», comme disait Morin, seraient plutôt une mauvaise solution. La professionnalisation des enseignements universitaires n'autorise pas, sur le moyen et le long termes, l'employabilité des diplômés, ni leur insertion au marché. Plusieurs recherches le montrent. Primo, avec la mécanisation du travail et le développement de la robotique et des TIC, tous les travaux manuels et experts deviennent de plus en plus l'affaire des machines et l'œuvre d'une intelligence artificielle. Toutes les statistiques vous le diront, le nombre de postes d'emploi de type exécutoire décroît de manière discontinue. Dans l'industrie, la production augmente continuellement et l'effectif des employés diminue. Secundo, la formation pratique acquise aujourd'hui ne garantit pas l'emploi pour lequel elle a été dispensée à la sortie. Le marché étant foncièrement volatile, les emplois changent de nature, de forme, de technologie et de contenu. Tout enseignement technique offert à un temps T1 ne peut pas être en parfaite symétrie avec le travail à faire à T2. Avec les multiples progrès techniques, des différences majeures sont souvent introduites. Pour un apprenant ayant réussi son cursus universitaire principalement en raison de sa fidélité de réponse, trahir ses schémas d'approche pour s'adapter serait difficile à faire. Ces références constituent, à ses yeux, des vérités avérées. Pour plusieurs professionnels, leur expertise est un ensemble de connaissances «inoxydables». Enfin, la tutelle cherche à professionnaliser l'enseignement supérieur pour mettre sur le marché des diplômés rapidement productifs. Mais pour pouvoir le faire, elle doit d'abord professionnaliser les enseignements et habiliter les producteurs, ceux appelés à les dispenser. Il ne suffit pas de changer les programmes et modifier certains contenus d'enseignement pour professionnaliser. Il faut surtout outiller les enseignants, les former pour qu'ils puissent maîtriser ces techniques et pouvoir les dispenser. La professionnalisation des 2/3 des étudiants suppose logiquement la mise en formation professionnelle des 2/3 des enseignants. Réhabiliter et généraliser l'enseignement des sciences humaines Au-delà de ces «tours de main», par ailleurs nécessaires pour le faire, l'université doit surtout se focaliser sur les apprentissages permettant la construction d'une intelligence renouvelable. Pour favoriser l'émergence d'un entendement meilleur, elle doit encourager la délibération, l'exploration, le doute et l'irrévérence. Plutôt que d'insister sur l'apprentissage de techniques de portée éphémère, elle doit privilégier la conduite de la raison et le travail collaboratif, promouvoir les aptitudes à la remise en question et aux changements… Pour améliorer la conduite de l'entendement, les enseignements universitaires ne doivent être ni totalement professionnels ni exclusivement spéculatifs. Ils seraient plutôt un mixte de techniques et de lettres, de savoir et de savoir-faire. L'université doit favoriser la formation d'habiletés manuelles et réflexives. Parce qu'«il n'y a de science que du général», l'enseignement universitaire doit être général, faisant la part belle aux lettres, à l'apprentissage des langues et au renforcement de la curiosité, la spéculation et l'imagination. Tous les cursus universitaires : la médecine, l'ingénierie, la gestion, la biologie… doivent inclure dans leurs programmes des cours de philosophie, de lettres et de langue. Ces enseignements permettent le développement de l'humanité de l'humain, l'éveil des sens, de la curiosité et des émotions. Elles permettent surtout le questionnement, le dépassement et la promotion d'un mieux-être individuel et d'un meilleur vivre ensemble. Alors que l'apprentissage des langues est aujourd'hui une nécessité sociale et commerciale pour mieux voir et être dans le monde, la philosophie, «source sans pareille d'idées et de concepts», est un levier nodal pour argumenter, douter et mieux raisonner. Avec un individualisme triomphant et une économie mondialisée, les sciences humaines seraient ainsi le fil qui rassemble et ordonne les graines du chapelet social. Elles seraient surtout indispensables pour se connaître et connaître l'autre, anticiper, s'adapter, produire et innover.