Par Saïda EL MAHERZI * Il est parti le 6 avril 2000 arrachant d'une main lasse les derniers liens qui le retenaient à sa Tunisie tant aimée qui, durant 13 années obnubilée, tétanisée par une campagne de longue haleine mensongère et éhontée avait laissé le solitaire du donjon vivre sa souffrance sans espoir jour après jour. Le peuple s'était résigné dans la douleur et la tristesse au verdict de la santé. Et le monde bouleversé s'inclinait devant l'évidence : le grand homme qu'il admirait et respectait était devenu sénile … Certains se réjouissaient, même, un sauveur était arrivé au chevet de la patrie‑! Alors qu'en fait, il s'avère aujourd'hui qu'un martyr aux facultés mentales intactes venait d'être emmuré vivant, pris dans un piège diabolique digne de Béria et Himmler réunis devant lesquels Machiavel apparaîtrait comme un Petit Poucet. Il aurait suffi pourtant, eu égard à son âge, de réserver au père de l'Indépendance une résidence digne de son rang, à la hauteur de ses sacrifices sans haine ni persécution. Maints citoyens avaient tenté de mettre fin à son calvaire, en lançant des appels pressants à des sommités internationales, vainement l'étau ne s'est jamais desserré. Et le reclus de Monastir devait entrer indéfiniment dans l'univers de la renaissance des souvenirs. Que de fois avait-il dû ressasser sa magnifique épopée, débutée en 1932 puis le 2 Mars 1934 dans la ville de Ksar Helal avec la fondation du Néo- Destour, ses périples incessants à travers le pays dans la «zarga», sa voiture du même azur que son regard magnétique subjuguant les foules fidèles à jamais. Entendait-il encore, l'écho du galop de ces cavaliers Zlass, H'mmama et Frechiche accourus à sa rencontre qu'il évoquait avec émotion dans certaines de ses lettres parues dans la «Tunisie et la France» «Ils étaient si beaux sur leurs chevaux nerveux que je songeais que les ancêtres de ses hommes on porté la puissance de l'Islam jusqu'aux contreforts des Pyrénées et celle de l'Ifriqia jusqu'aux sources de l'Euphrate» Rappelant la gloire des Aghlabides, Fatimides, des Hafsides, sans omettre Massinissa, Jughurta et Hannibal, entre autres, Bourguiba devait conclure : «Quand un peuple a cela dans son histoire, il est ridicule de penser qu'il puisse accepter la servitude perpétuelle». A ses lignes prophétiques écrites dans une sombre chambre de son exil à la Galite en 1953, concrétisée tout au long de la lutte pour la dignité, le 17 décembre dernier, le jeune Mohammed Bouazizi, devait en illustrer l'ultime sacrifice, déclenchant le sursaut salvateur de la patrie contre l'oppression. Que d'images devaient défiler … Une longue route pavée d'emprisonnement, déjà.De trahison, déjà. Mais aussi de moments exaltants : le retour triomphal du 1er juin 1955, le jour de la signature du Protocole de l'Indépendance du 20 mars 1956 auxquels il avait pris part, à la virgule près, les cris de ralliement de son peuple avec lequel il était en entière osmose et qui jaillissaient sur son passage du tréfonds du coeur. Puis la construction de la Tunisie nouvelle, la promulgation du Code du statut personnel (CSP) qui était « sa chose», la sublimation de ses sentiments d'équité et d'amour envers tous ses enfants. Son implication totale dans la Révolution algérienne en dépit des risques et périls … Le douloureux événement de Sakiet Sidi Youssef, transformé par son génie politique en une victoire sur le colonialisme. Remada, Bizerte et leurs héros...Son discours de Jéricho dont les échos perdurent jusqu'à ce jour, vainement... Mais son souvenir le plus lancinant ne devait -il pas être l'aube fatale de sa destitution … L'aube, effroi des condamnés … La nuit qui se termine tandis que s'élève la lumière de l'au revoir ou de l'adieu … Heure d'héroïsme pour tous les martyrs tombés au champ d'honneur du Sedjoumi aux cris de Bourguiba et de la Tunisie. En ce jour fatidique un coup d'Etat venait d'avoir lieu, recouvert de l'ignominie d'un acte médical qui s'avère incontestablement caduc. Durant ces longues années ont-ils dormi tranquilles sachant avoir assassiné moralement un homme exceptionnel ? N'ont-ils jamais craint le jugement de Dieu, de l'Humanité et de l'Histoire ? Malgré eux et en dépit d'une amnésie imposée, Bourguiba est toujours en nous. Le 5 mars dernier, lors d'une manifestation à la coupole, une citoyenne, le portrait du père de l'indépendance à la main, avait souhaité qu'il partageât la joie de son peuple en cette nouvelle espérance. Ce furent de longs instants d'intenses émotions, chacun, certaines venus de la Kasbah, tenaient à embrasser le visage inoublié tandis que les flashes des téléphones mobiles claquaient comme autant de feux d'artifice. En ce 6 avril 2011 la patrie se recueille et se souvient. Elle ne peut oublier l'indignité de la cérémonie des funérailles, ce drapeau fripé, ces quelques fleurs fanées jetées sur le cercueil et cette photo d'un homme vieillissant, comme s'il n'y en avait pas d'autres. La Nation quant à elle était là. citoyennes et citoyens en pleurs, des bébés au bras défilaient sans relâche. Et de partout, les plus hautes personnalités internationales arrivaient pour un dernier hommage. En ce jour, son peuple dont il était si fier, sa jeunesse qu'il avait investie du devoir sacré de l'amour de la patrie et qui a répondu présent, inscrivant en lettres d'or son courage dans l'histoire universelle, en ce jour la Tunisie peut vivre son deuil, ses larmes de reconnaissance s 'écoulant tel un fleuve de bénédiction vers Monastir où il repose en paix.