Par Khalifa Chater “Damas ne se démasque pas et vous glisse entre les doigts, comme le mercure” (Emile Khoury, L'Orient-Le Jour, reproduit par Courrier International, 27 septembre 2010). La Syrie a été affectée, depuis une quinzaine de jours, par le processus démocratique. Depuis lors, le président Bachar Al-Assad fait face à ce mouvement de contestation, sans équivalent, en onze ans de pouvoir. Déclenchée à Deraa, ville proche de la frontière jordanienne, il s'est propagé à d'autres régions du pays. Accélération du mouvement et maturation des revendications, les slogans des manifestants demandent désormais un changement du régime. L'onde de choc, des soulèvements de Tunis et d'Egypte marquent désormais l'actualité syrienne, à l'instar de Bahreïn, le Yémen et la Libye, avec ses affrontements, ses nombreuses victimes et le dialogue de circonstance entre le pouvoir et les contestataires. La révolte syrienne représente “un enjeu majeur pour le Proche-Orient” (Marie Kostrz, Rue 89, 30/03/2011). Et pourtant, l'analyste politique doit bien réaliser la différence entre les données géopolitiques. Nous ne contestons pas la nature différentielle des différents Etats arabes. Mais plus que tous les autres, la Syrie est un “cas d'espèce”, qui semble exclure une évolution identique. De ce point de vue, les scénarios des soulèvements qui ont eu raison en janvier et en février des autocrates tunisien Ben Ali et égyptien Moubarak ne paraissent pas réalistes, ainsi d'ailleurs que des réformes d'envergure qui dénatureraient le régime. Vu la spécificité de la situation syrienne, des observateurs l'ont définie, hâtivement comme “la politique du mystère” (Emile Khoury, ibid.). Il faudrait plutôt réaliser la complexité du statut géopolitique du dernier Etat arabe baâthiste, l'analyser et tenter de décrypter l'underground du discours, en relation avec la donne régionale et la pesanteur du contexte. Le parti Baâth régit un “équilibre multiconfessionnel instable” : La formule “véritable mille-feuille communautaire”, utilisée par Marie Kostrz est certes exagérée. Mais les risques de tensions communautaires sont bien réels. La population musulmane est majoritairement sunnite (78 %). Les autres minorités musulmanes sont constituées principalement par des Aulaouites (une dissidence du chiisme), et des druzes, mais également, en moindre nombre, les ismaéliens et les chiites. Les chrétiens (10 % de la population) sont répartis en plusieurs confessions (grecs-orthodoxes, les plus nombreux, grecs-catholiques ou melkites, syriaques, maronites, assyro-chaldéens, latins et arméniens etc.). Un plus petit nombre de Syriens sont d'origines non sémites (Tcherkesses, Kurdes, Turcs, Grecs). Ce pays pluriconfessionnel est gouverné par la minorité alaouite. Le risque de déstabilisation du régime et d'affrontements confessionnels est bien réel. Régime séculier, sinon laïc, selon le dogme du parti Baâth, il assure “l'équilibre des religions” (Jean-François Daguzan), ou du moins fait-il valoir cet argument, en application de son discours fondateur. Vu l'idéaltype nationalitaire panarabe, selon le système du Baâth, le pays dispose d'un gouvernement de la nation arabe et d'un gouvernement effectif de la province. D'ailleurs la défense de la cause arabe et particulièrement la résistance à l'Etat israélien sont érigées en priorité. D'autre part, il s'agit d'un système de parti dominant, sinon unique. Fait évident, l'idéologie socialiste du Baâth s'accommode de la prééminence de fait de la communauté alaouite et du système de clientélisme qui régit l'aire arabe. Ce qui confirme cette alliance ente les principes idéologiques et le pragmatisme de l'action sur le terrain. Faut-il rappeler l'adage qui définit l'acteur syrien, du temps de Hafedh Al-Assad, comme un joueur d'échecs, maniant lucidement la stratégie et la tactique. Des interventions prudentes de la communauté internationale : la Syrie est une pièce essentielle de l'échiquier arabe. L'axe Téhéran-Damas dirige la mouvance de la moumanaa (l'empêchement), qui remet en question le système d'alliance dominant au Moyen-Orient, s'oppose à la normalisation et soutient les mouvements Hizballah au Liban et Hamas, en Palestine. Toute velléité d'accord avec Israël suppose, de fait, son accord préalable. D'autre part, l'alliance conjoncturelle de la Syrie avec l'Arabie et leurs divers sommets bilatéraux de concertation ont pu régler les conflits au Liban et assurer le statu quo. Ses positions régionales, confortées par son opposition à l'intégrisme et la modernité qu'il défend, lui assurent un statut de premier plan dans la région. Ce qui atteste que la Syrie détient les clés de l'évolution stratégique de la région. Vu la complexité de la situation et les risques de déstabilisation de la région, les acteurs internationaux se sont bornés à recommander la retenue. Les Etats-Unis n'attaqueront pas la Syrie a déclaré la secrétaire d'Etat Hilary Clinton, le 27 mars, sur la chaîne CBS: "Chaque situation est unique au Moyen-Orient et en Afrique du Nord", dit-elle rappelant la politique américaine à géométrie variable. La communauté internationale s'est engagée en Libye ; mais rien de tel à Bahreïn, vu les alliances privilégiées des USA, au Yémen, par crainte d'une extension de la turbulence en Arabie, ou en Syrie, vu l'importance de l'enjeu régional. On aurait pu penser que l'Etat israélien accueillerait avec joie les déboires de l'éstablishment syrien, allié à l'Iran et à ses ennemis radicaux Hizballah et Hamas. En fait, le pouvoir israélien redoute un vide politique à Damas (Henry Marc, le Figaro, 28 mars). Il ne peut se réjouir de la déstabilisation du régime de Bachar Al-Assad. Des observateurs israéliens se demandent si les alternatives au président Assad ne sont pas pires (voir par exemple l'attitude Yoav Limor, commentateur militaire de la télévision publique). D'autre part, la position des pays musulmans et arabes révèle leur inquiétude. Le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, a déclaré lundi 27 mars, avoir conseillé au président syrien Bachar Al-Assad de répondre aux demandes de réformes de son peuple. Les pays arabes et leurs opinions publiques ne peuvent admettre des interventions militaires contre un Etat qui occupe des avant-postes dans les affrontements avec Israël et soutient des structures de résistance. Mais les événements de Syrie peuvent dynamiser le processus de réformes et réaliser des compromis, par une plus grande écoute de l'opinion, faisant valoir la promotion citoyenne, par la dynamique interne qu'on doit privilégier.