Par Hichem MOUSSA 1975 et 1987-1988 Le projet Saïed-Belaïd-Ben Mahfoudh (Assabeh du 16 mars) – déjà meilleur sur ce point que celui de l'«Instance supérieure» —, applique les inéligibilités- sanctions à toutes les personnes ayant occupé, au cours des 10 dernières années, un mandat représentatif dans les anciennes «structures constitutionnelles» ou dans les instances nationales, régionales ou locales. Implicitement, il consacre ainsi, fort justement, le principe de non-représentativité de toutes les personnes ou prétendument élues ou désignées pour siéger dans les instances visées. Mais remonter seulement à 2001 ou 2002 est arbitraire, comme l'est aussi la définition du cercle des inéligibles. Dans l'histoire politico-constitutionnelle du pays — de 1959 au 14 janvier 2011 —, il y a deux dates-repères, déterminantes, implicitement liées, celles des deux coups d'Etat : le 19 mars 1975, établissement de la première présidence à vie qui a anéanti la Constitution républicaine de 1959 («révision-abrogation»); le 7 novembre 1987 complétée, le 25 juillet 1988, par cette «révision» votée par une Assemblée illégitime et moribonde qui a établi le pouvoir benaliste en le revêtant d'une apparence constitutionnelle, maintenant en survie artificielle une Constitution déjà morte. On connaît la suite, assez logique. C' est par rapport à ces dates décisives, non arbitraires, qu'il convient de fixer, ratio temporis, les inéligibilités. Bourguiba aura été l' un des plus grands hommes de toute l'histoire de la Tunisie. Mais dans les années 1970, il s'est mis lui-même à saboter son œuvre, à se délégitimer et à ouvrir la voie aux imposteurs et usurpateurs. Les membres de l'Assemblée de 1975 qui ont voté la présidence à vie ont forfait contre la Constitution et la République, et formellement supprimé les droits électoraux des Tunisiens (déjà, en 1974, le droit d'éligibilité à la présidentielle de M. Chedly Zouiten avait été violé, comme le sera, plus tard, celui de M. Hazgui). S'agissant d'une question de principe, la mémoire est longue et non sélective. Il n'est que justice et exemplarité que ces «députés» (encore en vie) soient, aujourd'hui eux-mêmes privés de leurs deux droits électoraux. Mais cette mesure, surtout symbolique, anti-impunité et édifiante pour notre jeunesse, devrait également s'appliquer aux membres du gouvernement restés en place après le 19.3.1975, aux directeurs des cabinets de la Présidence et du Premier ministère, ainsi qu'à leurs conseillers constitutionnels. Pour le reste, si blâmable que l'a encore été le personnel politique de cette fin de période bourguibienne, celle-ci s'est estompée dans l'esprit public et, semble t-il, n'appelle pas, raisonnablement, d'autres inéligibilités. C'est ainsi que les compteurs ont été remis à zéro le 7.11.1987 quoiqu'à la vérité, c'est à la naissance du nouveau despotisme benaliste constitutionnalisé, le 25.7.1988, que doivent être datées les inéligibilités. Disons-le : il y a eu, à tous les niveaux (ministres, députés, gouverneurs, délégués, maires, etc.), de bons ou honnêtes responsables sous ce régime honni. Mais comment distinguer et séparer le bon grain de l'ivraie et absoudre la lâcheté, l'inconscience, l'aveuglement ou la naïveté alors que nul ne pouvait ou ne devait ignorer et que tous profitaient ? Nul responsable dans l'ancien régime ne devrait donc, a priori, être exonéré et être éligible. Et en tête, il y a, déjà, les anciens Premiers ministres, ministres de l'Intérieur, de la «Justice» et des droits de l'Homme (!), de l'Information, et ces ministres de l'Enseignement supérieur qui ont mis au pas l'université et perverti la recherche — outre les conseillers et proches collaborateurs de Ben Ali. J'ajoute que de toutes les forfaitures de l'ancien régime, il y en une qui doit, ici, être mise en exergue. Car toutes les pseudo-élections – présidentielles, parlementaires, locales – faussées, dénaturées, ont constitué autant de violations des droits électoraux, y compris par l'abstention ou l'impossibilité de candidater à quoi ont été réduits les citoyens. Et les «élus » – hors de toute compétition électorale égalitaire – ont eux aussi participé à la violation des droits électoraux en acceptant, sciemment, d'être des mal ou faux élus. Et c'est une vérité aveuglante que Ben Ali n'a jamais été «élu» et n'a donc jamais pu être un président de la République mais un imposteur et un usurpateur. Dans son cas, c'est comme criminel qu'il doit être déchu de ses droits électoraux. Ce lourd passé de négation des droits électoraux doit être reconnu par tous et purgé par des inéligibilités spécifiques à la Constituante. Il doit peser de tout son poids dans le sens de leur définition large. Les inéligibilités doivent donc frapper tous les responsables politiques et administratifs et tous les « élus » qui ont participé à la dénaturation des élections et, partant, à la violation des droits électoraux. Et elles doivent encore sanctionner tous ceux qui ont «validé» et proclamé de faux résultats électoraux au «Conseil constitutionnel» ou dans les commissions électorales. Devraient aussi être inéligibles les responsables des médias publics : presse écrite et audiovisuelle, Agence TAP, Agence tunisienne de la communication extérieure. Ils sont, en effet, coupables d'avoir attenté gravement et systématiquement à la liberté d'expression et de presse et aux droits des citoyens d'être informés et d'intercommuniquer. Ces responsables ont menti, désinformé, manipulé l'opinion, transformé l'information en propagande et en intoxication au profit de l'ancien régime, de son chef et de son épouse. Ils ont aussi, de la sorte, contribué à tromper les électeurs et à falsifier toutes les élections. Et voilà encore des personnes à qui l'ex-usurpateur a lui-même accordé des faveurs ou des privilèges particuliers : décorés de l'Ordre du 7 novembre 1987, Prix Ben Ali des droits de l'Homme, titulaires de juteuses chaires Ben Ali (promptement supprimées par le second gouvernement Ghannouchi). Alors que d'autres étaient privilégiés dans l'Ordre des peines, souffrances ou exclusions de Ben Ali. Préserver la liberté de l'électeur de l'influence des autorités Les deux derniers groupes d'inéligibilités peuvent se recouper. D'abord, certaines sont de type fonctionnel, classique. Il s'agit principalement de protéger l'électeur, sa liberté de choix, de l'influence de certaines autorités régionales on locales – ce qui est aussi un aspect de la neutralité administrative. Il doit en aller d'autant plus ainsi dans un contexte grevé d'un lourd passé d'interventionnisme administratif et de citoyenneté émergente et encore très influençable. Le Projet, lui (art.16), déclare inéligibles certaines autorités en fonction : gouverneurs, délégués, secrétaires généraux de gouvernorats, magistrats. Démissionnaires, ils redeviennent éligibles. C'est dangereux pour la liberté de l'électeur et l'égalité des candidats si on ne précise pas qu'ils ne peuvent se présenter dans la circonscription électorale où ils ont exercé leurs fonctions que, par exemple, après deux ans. Cette mesure pourrait être étendue à d'autres agents d'autorité locaux. On a protesté contre l'inéligibilité des magistrats en fonction. Mais ni les magistrats, ni les salariés, ni aucune profession ne sauraient avoir, ès-qualité, droit à l'éligibilité, droit exclusivement attaché à la qualité de citoyen, et moins encore un droit à des «sièges réservés» à la Constituante… Inéligibilités garantissant l'égalité des candidats aux élections Le dernier groupe d'inéligibilités est fondé sur la nécessité de garantir l'égalité des compétiteurs électoraux. Sur ce point, le Projet est à la fois gravement lacunaire et mal rédigé. Il s'agit d'empêcher que des personnes candidatent avec déjà un avantage compétitif électoral, en médiatisation et notoriété obtenues grâce à l'exercice de fonctions publiques ou officielles, surtout dans la période de transition. Cet avantage public compétitif rompt à leur profit l'«égalité des armes» avec leurs concurrents. La question, on le sait, s'est posée et a été réglée pour les ministres dont certains ont été acculés à la démission pour pouvoir rester éligibles (mais le mal d'inégalité était fait puisqu'ils ont déjà acquis un large avantage compétitif). Le décret du 23.3.2011, organisant les pouvoirs publics, est parfaitement clair : aucun membre du gouvernement ne peut candidater (art.15). Ce texte est pourtant contredit par le Projet (art.16) qui admet l'éligibilité des ministres démissionnaires. Mais la question concerne aussi d'autres personnes qui ont déjà acquis un substantiel avantage médiatique et de notoriété du fait de fonctions publiques qu'elles exercent depuis janvier 2011 et qui ont fait qu'elles ont bénéficié – et parfois au-delà de toute mesure – des sollicitations médiatiques, acquérant une notoriété parfois plus grande que celle des ministres. C'est le cas des membres des trois Commissions : réformes politiques (intégrée dans l'«Instance supérieure»), d'investigation sur la corruption et d'investigation sur les dépassements. Tous les membres de ces commissions devraient ainsi être déclarés inéligibles. Au total, manifestement, au moins sur la question des inéligibilités, le Projet de l'«Instance supérieure» devrait être revu, corrigé, complété, précisé.