Par Soufiane BEN FARHAT Ça y est. Nous y voilà. On n'échappe pas à son destin. Et le destin s'avère, encore une fois, vocation. Reçu hier par M. Mohamed Mouldi Kéfi, notre ministre des Affaires étrangères, M. Audronius Azubalis, président de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (Osce), a été catégorique. Il a qualifié la Révolution tunisienne de "modèle pour toute la région qui ne doit pas échouer". Bien qu'évident, le rappel n'est guère de trop. Et pour cause. L'Europe officielle n'a guère brillé par son franc enthousiasme en faveur de la Révolution tunisienne. Plusieurs considérations y ont présidé. D'abord, la flagrante compromission avec l'ancien régime. Clientélisme politique oblige. Les processus de légitimation sont trop subtils pour ne pas échapper aux méandres de l'esbroufe. Pour l'Europe des têtes couronnées — présidents, présidents de conseils et rois — la Tunisie importait considérablement dans le dispositif de positionnement stratégique. Seulement, les prismes déformants des intérêts par moments cupides, maintenaient un épais brouillard. Certains sont obsédés par l'intégrisme. Et croyaient fermement que le régime déchu était le meilleur rempart contre l'extrémisme. D'autres fermaient les yeux par complaisance ou intéressement. D'autres croyaient que le régime était dans une phase pré-démocratique obligée. Bref, les motivations des uns et des autres différaient, mais se rejoignaient dans le soutien au régime révolu. Dès que les premières salves de la contestation populaire se firent entendre, à la mi-décembre 2010, l'Europe sembla prise au dépourvu. Figée, sourde, voire franchement hostile, elle sembla déconnectée. Des relais du régime au sein même des instances communautaires, politiques et médiatiques européennes firent leur travail de sape. Contre le peuple en ébullition, bien évidemment. Tout le monde se souvient du cas devenu emblématique de Michèle Alliot-Marie, alors ministre française des Affaires étrangères. Elle s'était rendue fin décembre 2010 en vacances en Tunisie, avec son compagnon et ministre, Patrick Ollier. Alors que le sang des Tunisiens coulait, elle avait bénéficié, pour un vol intérieur, du jet privé d'un homme du sérail. Et ce n'était pas la pire des bourdes impardonnables et autres contre-performances de la ministre. Le 11 janvier 2011, Michèle Alliot-Marie avait présenté son étrange offre de coopération policière au régime déchu. Alors que les martyrs tombaient par dizaines en Tunisie, elle nous proposait des matraques, des bombes et des lacrymogènes. Un commentateur français avait écrit‑: "A ce niveau, on ne sait plus quel mot employer : c…? Incompétence‑? Ignorance‑?" Comment Michèle Alliot-Marie, ministre des Affaires étrangères de la République, intervenant dans le cadre solennel de l'Assemblée nationale en lisant un texte écrit d'avance, a-t-elle pu proposer une coopération sécuritaire à la Tunisie au moment où les morts se comptaient par dizaines‑? Invraisemblable‑? Ecoutez-la donc, c'était dans le cadre de la séance des questions au gouvernement, mardi, en réponse à la question d'un député qui relevait l'"incohérence" entre la position française en faveur de la démocratie en Côte d'Ivoire, et son soutien "indéfectible à la dictature de M. Ben Ali". La réponse de la ministre, après avoir "déploré" les violences : "Nous proposons que le savoir-faire qui est reconnu dans le monde entier de nos forces de sécurité permette de régler des situations sécuritaires de ce type." Lorsqu'on sait qu'il s'agit d'une figure inamovible des gouvernements français depuis 2002 (elle n'a occupé que des postes régaliens, Défense, Intérieur, Justice, Quai d'Orsay), on est pour le moins ahuri de l'étendue du complot. Les observateurs tunisiens n'en sont pas encore remis. Et ce n'est pas le moindre des outrages. Au lendemain de la chute du régime, les signaux forts de l'appui européen à la jeune démocratie en gestation se firent bien attendre. Bien pis, certains pays d'Europe méridionale –France et Italie en prime — adoptèrent un profil méfiant non déguisé. Le ministre de l'Intérieur italien, Roberto Maroni, avait même évoqué, mi-février, une intervention des unités de police italienne à nos frontières, pour prétendument arrêter le flux des émigrants clandestins. M. Taïeb Baccouche, porte-parole du gouvernement et ministre de l'Education, avait rétorqué‑: "Nous ne devons pas être surpris par les déclarations de Maroni qui appartient, en fait, à l'organisation raciste de la Ligue du Nord qui exclut tous les immigrés et surtout les émigrants clandestins maghrébins. Le ministre de l'Intérieur italien vit toujours dans le rêve fasciste de reconquérir la Tunisie". Les attitudes européennes hostiles sur fond de mots-à-maux brouillèrent les esprits et les supposées relations de bon voisinage. C'est dire si les propos d'hier d'Audronius Azubalis président de l'Osce, remettent les pendules à l'heure. Soutenir la Révolution tunisienne, est une attitude salutaire et courageuse du haut responsable européen. La qualifier en plus de "modèle pour toute la région qui ne doit pas échouer" est encore plus louable. Espérons que le message trouvera, en Europe, la réceptivité requise. Les destins croisés n'en finissent pas de tisser la toile du possible. La Tunisie a souvent été érigée, dans le passé, en laboratoire, modèle et idéaltype en Méditerranée et aux échelles du Levant. Aujourd'hui, l'exemple de sa révolution irradie à large échelle. Il appartient aux Tunisiens, toutes instances et mouvances confondues, d'honorer le grand rendez-vous avec l'Histoire. Plus qu'une déclaration d'intention, il s'agit d'une obligation de résultat, à l'intérieur comme à l'extérieur. Pour que l'écrin demeure toujours à la mesure de la perle.