Retour sur la grande avenue, à la terrasse du café de l'Univers, pour un nouveau bain de foule. Si vous vous souvenez du premier(*), j'y évoquai, pêle-mêle, toutes les générations confondues : les bourguibiens, les benalistes, les exilés de l'extérieur et ceux de l'enclos, les femmes engagées et les femmes adulées ou adultères… générations venues se frotter à la jeunesse en tant que «bénévoles» pour cette inespérée révolution… Un mois après, la frénésie populaire — et populiste — n'a pas diminué, mais c'est le spectacle qui a changé. Une bizarre impression de «déjà-vu» en janvier soixante-dix-huit et au début des années quatre-vingt‑: le retour des voiles au vent des temps révolus ! Dans la mare de ma mémoire où dorment mes souvenirs, l'un d'entre eux revient, tout à coup, à la surface de ma pensée. Un souvenir de mon séjour à Paris en 1979, alors qu'après un reportage au Centre Georges-Pompidou, j'étais allé m'attabler au Deux Magots. Khomeyni venait d'entrer triomphalement à Téhéran, acclamé par les Pasdarans… A la table voisine, trois super-nanas, tout de noir vêtues, sirotaient une menthe à l'eau. Elles parlaient français et elles se demandaient s'il fallait rentrer pour se mettre au service de la révolution, après le départ des Pahlavi. J'envoyai à mon journal, outre mon reportage en trois volets sur Beaubourg, un petit billet intitulé «Saint-Germain le tchador». Durant ce mois, Tunis vivait aussi la même effervescence qu'à Téhéran. Trente-deux ans après, l'avenue Bourguiba est devenue un vaste podium où défilent, sous nos yeux hagards et à longueur de journée, de noires silhouettes comme distribuées par quelques régisseurs d'une caste intouchable, avec leurs pedigrees et leurs magnifiques garde-robes : hijabs, burkas, tchadors, sacs Yves Saint Laurent, gants et lunettes Gucci, Prada, Armani, Dior, Chanel… et sans doute soutiens-gorges et culottes que l'on devine… Et rien à voir avec ces «mendiantes de la vie et de l'amour», pas chastes du tout celles-là, un peu «goor» à leur façon de mélanger les attributs masculins et féminins: le jean, la minijupe par-dessus, la gandoura et les espadrilles noircies par le bitume, le foulard qui cache mal un maquillage d'une vulgarité insoutenable. Leur «passage», sous nos yeux, est d'un surréalisme qui aurait donné une crise cardiaque à André Breton. Mais, ces autres femmes, les premières, lascives, très classe, raffinées jusqu'au bout des ongles ! Des Vénus vêtues de noir, des pieds à la tête «pour échapper», disent leur émir, «à la vue du péché». Lequel? serait-on tenté de dire quand, derrière ces tissus de gaze légers et transparents, on entrevoit les mystérieuses envolées des seins, la ligne des hanches sous leur taille... Chez ces dames «de Rénal», ce serait plutôt le coup de foudre, un poème savoureux au rythme de leurs élans, la porte du «Merveilleux», lui-même qui nous ouvrirait ces routes brûlantes qui mènent plus loin que la mort... Ces femmes, qui cachent assez mal leur verdeur, me rappellent plutôt les mantes religieuses qui, selon le Petit Robert, «sont des insectes orthoptères (mantides), carnassiers, vulgairement appelés “religieuses” pour leurs attitudes évoquant la prière». Et le plus important à noter ici : «la mante femelle dévorant le mâle après l'accouplement»... Quant à la “mante” qui est, à l'origine, un manteau pour protéger le corps des femmes du froid, elle est devenue au cours du temps, et selon une éthique religieuse, «un lourd manteau de tristesse qui écrase les épaules». Avant le manteau islamique, il y a eu «le manteau d'hypocrisie catholique dont elles (les femmes) furent forcées de recouvrir leur sensibilité païenne» (Gide in : le Petit Robert). Attendons voir ce que nous réservent ces nouvelles mantes religieuses qui ont peut-être changé aussi de nature... ––––––––––––––––– (*) «Bain de foule sur la grande avenue», 23 mars 2011, p. 8