Par Mahmoud MAAMOURI * Aujourd'hui, en ce début de l'année 2011, la Tunisie a arraché sa liberté et opté pour la démocratie, après un long séjour dans une dictature abominable qui, durant vingt-trois ans, a imposé au peuple tunisien un régime odieux s'appuyant sur une police on ne peut plus répressive et une mafia dont l'insatiable voracité dépasse de très loin les mafias les plus sophistiquées dans le monde. Aujourd'hui, dans leur mea culpa à répétition, les médias et les personnes impliquées dans une quelconque forme de collaboration avec le régime déchu ne se privent pas de faire des analyses basées sur des amalgames inacceptables, à savoir que le régime de Ben Ali n'est autre chose que la continuation de celui de Bourguiba. Celui-ci aurait régné sur la Tunisie, pendant trente années, en dictateur et, en fait, aurait passé le flambeau de la dictature à Ben Ali. Ce discours n'est pas tenu uniquement par les repentis de l'ère Ben Ali, mais il nous est servi par des personnalités qui ont vécu la saga bourguibienne et qui ont participé, d'une manière active, à l'édification de l'Etat et qui, selon l'éthique la plus élémentaire, n'auraient pas dû en arriver à des amalgames regrettables. S'il est vrai que les gens de ma génération ou, du moins, ceux qui sont encore de ce monde, sont dans l'obligation de procéder à une autocritique approfondie pour n'avoir pas pu endiguer la fougue, les pulsions autoritaires et une certaine conception du pouvoir d'un leader qui a mené la lutte pour la libération nationale, il n'en demeure pas moins que cette génération a un devoir de reconnaissance envers celui qui, par son courage, son génie, sa pensée et sa stratégie, les a associés à la construction de l'Etat et à l'organisation d'une société moderne. En effet, cette génération est née avec la naissance du parti bourguibien ; j'avais dix ans, l'année de la création du Néo-Destour, un âge où l'on commence à vouloir comprendre un certain nombre de choses relatives à ce qui se passe dans notre société. En fait, c'est l'âge de l'éveil de notre sensibilité. Nous écoutions nos aînés parler et évoquer des questions qui peuvent être incompréhensibles pour les enfants que nous étions, mais qui, néanmoins, aiguisaient notre curiosité. Et c'est à cet âge là, qu'alors que notre enfance n'a connu que nos ancêtres les gaulois et la métropole notre mère patrie, nous commencions à entendre parler de Bourguiba, des leaders (ezzouâma) et du Parti (el hezb). L'adolescence fut, pour ma génération, l'âge de l'engagement. A la fin des années trente, le Parti développa une activité politique intense ; tout le pays était pratiquement quadrillé de cellules destouriennes ; on se réunissait partout, dans des locaux de fortune, dans des maisons, dans des arrière-boutiques d'artisans et de commerçants. Les événements d'avril 1938 nous donnaient l'occasion de participer aux manifestations ; nous étions les porteurs des banderoles et nous mêlions nos voix à celles de nos aînés pour réclamer un Parlement tunisien. C'est dire que cette génération qui a commencé sa vie avec le système colonial, a grandi dans une atmosphère d'engagement et de lutte pour l'indépendance; après avoir subi les exactions et les humiliations de la colonisation, les prisons, les passages à tabac, les renvois des écoles et des collèges, la ségrégation et tant d'autres injustices, elle a pu s'épanouir dans l'édification d'un Etat et la construction d'une société nouvelle. Notre action et notre engagement se sont développés dans le cadre de sociétés civiles, telles que les syndicats, les associations de jeunesse, étudiants, scouts ou de manifestations culturelles, mais surtout au sein du parti, le Néo-Destour, qui, après avoir été presque anéanti par l'administration coloniale, a repris, à la fin des années trente, la lutte ouverte pour l'indépendance. Et ce furent alors les événements d'avril 1938 et tout de suite après la Seconde Guerre mondiale, la lutte armée. Déjà à cette époque qui voyait l'aboutissement de notre projet politique et la prise en charge de notre destin, nous nous sentions confrontés à des problèmes d'organisation et d'éthique ; la situation de délabrement dans laquelle le régime colonial avait laissé notre pays nous imposait une double préoccupation, à savoir la réalisation non seulement d'une démocratie politique mais aussi d'une démocratie sociale. Le Parti au sein duquel s'organisait toute la vie politique et administrative devait lui-même avoir une ligne de conduite qui puise sa force dans la réalisation de ce double objectif, ce qui n'était pas toujours le cas. Déjà, les étudiants que nous étions et qui, pour ceux d'entre nous qui étaient en fin de cursus et devaient assumer des responsabilités au sein de l'Etat, nous n'avions cessé de nous opposer aux dérives d'un parti où commençaient à pointer l'utilisation d'un pouvoir abusif et la fâcheuse tendance à vouloir l'exercer d'une manière autoritaire ; voici par exemple ce que nos éditorialistes écrivaient dans le bulletin de la cellule des étudiants destouriens de Tunis en 1955 : «Nous exigeons qu'au niveau de tous les organes de décision, du comité de cellule au bureau politique, que ces décisions soient prises d'une manière collégiale, afin de bannir de nos rangs le mythe dangereux selon lequel l'action passée d'un dirigeant est garante de son action future et doit lui assurer une place privilégiée; il n'y a pas de dieu ni de surhomme dans le Parti et, de la base au sommet, il n'y a que des militants». De tels propos ne pouvaient nullement plaire aux dirigeants qui étaient à la tête des structures du Parti et tout particulièrement au président Bourguiba, leader historique, libérateur du pays du joug colonial et bâtisseur de notre nouvel Etat. En tout état de cause, nous ne pouvions que nous lancer dans cette entreprise exaltante et accepter le style d'une direction de plus en plus autoritaire; du reste, nous étions fiers de notre action et pensions que la démocratie que nous avions connue en Europe finira par être instaurée chez nous; nous nous sommes trompés et plus on avançait dans le temps, plus les choses devenaient claires; le président Bourguiba avait une conception du pouvoir qui n'admet ni le partage, ni l'alternance; il sera président à vie, tel est sa volonté qu'il fera confirmer, dix ans après l'accession à l'indépendance, par un Parti qui lui est totalement dévoué. Et c'est cet homme qui a donné à son peuple une éducation politique solide, qu'il a guidé dans sa lutte pour l'indépendance et qui l'a mis sur la voie de l'édification d'une société nouvelle qui va, en quelque sorte, transmettre le pouvoir à cet affreux personnage, inculte de surcroît, qui va plonger notre pays dans une horrible dictature, une dictature de prédateurs. Ceci étant, il faut le dire avec force, autant le peuple tunisien, toutes générations confondues, a un devoir de reconnaissance envers celui qui, à juste titre, lui doit sa renaissance, autant notre génération a une obligation de procéder à son autocritique pour n'avoir pas pu endiguer les pulsions d'un leader historique et charismatique qui, la vieillesse et la maladie aidant, va, en se laissant détrôné par un militaire doublé d'un policier, plonger le pays durant vingt-trois ans dans l'horreur d'une effroyable dictature; notre responsabilité n'est pas à prouver, elle est claire et si nous, les anciens, avons un rôle à jouer dans la révolution que nous vivons aujourd'hui, il consistera d'abord à la respecter, la guider en faisant profiter la jeunesse, véritable acteur de cette révolution, de notre expérience pour lui éviter de commettre les erreurs que nous avons commises en acceptant les dérives d'un pouvoir autoritaire. Bourguiba, l'éducateur politique de tout un peuple, fondateur d'un parti d'avant-garde dans lequel il a insufflé une volonté de lutte qui a fini par avoir raison d'un système colonial établi pour durer éternellement, n'a pas pu se débarrasser de ses pulsions autoritaires et ne concevait l'édification de la Tunisie nouvelle que par sa volonté, ses idées, son action réformatrice et son paternalisme désintéressé. La démocratie à l'occidentale qui a nourri sa jeunesse sur les bancs des amphithéâtres de la faculté de Droit et de l'école de Sciences Po n'était pas envisageable pour la Tunisie de son vivant. Toutefois, s'il a laissé le souvenir d'un autocrate, et cela personne ne peut le nier, il aura été l'édificateur d'une nation moderne en développant l'enseignement, en instaurant des lois sociales d'avant-garde, en libérant la femme et en dotant ce petit pays d'une diplomatie qui lui donne une place de choix dans le concert des nations. Nous avons accepté sa philosophie du pouvoir et l'avons accompagné dans la réalisation de son œuvre. En somme, si nous les anciens avons l'obligation de nous soumettre à cette autocritique tout en rappelant notre devoir de reconnaissance, c'est pour inciter notre jeunesse à éviter les écueils qui la guettent et qu'elle médite cette pensée de ce grand diplomate que fut Talleyrand : «Un peuple qui ne connaît pas et qui n'assume pas son passé est un peuple sans avenir». * Ancien ambassadeur de Tunisie