Pour Néjib Chebbi, dont le regard est obstinément fixé sur la ligne bleue des présidentielles, les élections du 24 juillet ne seraient qu'un tour de piste au cours duquel le PDP affirmerait le statut présidentiable de son chef. Et pour cela, il ne faudrait surtout pas qu'il se dilue dans un front démocratique uni qui pourrait, en outre, aux dires de ses amis, lui faire perdre des sièges. Car le scrutin avec répartition proportionnelle aux plus forts restes favoriserait, paraît-il, la représentation des «petits» partis, qui auraient donc intérêt à aller aux élections en ordre dispersé afin de peser davantage, pour se regrouper ensuite. Ce raisonnement en apparence «mathématique» pèche malheureusement par deux côtés : Côté arithmétique d'abord : prétendre que la répartition proportionnelle aux plus forts restes donnerait une prime à la division des partis de l'arc démocratique est tout simplement une plaisanterie. Aux simulations qui ont conduit le PDP à privilégier la division, on peut en opposer d'autres tout aussi plausibles conduisant à la conclusion contraire. Qu'on en juge par le cas suivant comparant les deux scénarios pour une circonscription de 500.000 votants où trois listes se disputent cinq sièges. Dans le premier scénario, où les listes «B» et «C» se présentent désunies, la liste «A» obtient 340.000 voix et 4 sièges, la liste «B» 125.000 voix et un seul siège tandis que la liste «C» obtient 35.000 voix et aucun siège. Dans le second scénario, les listes «B» et «C» s'étant présentées unies,elles obtiennent 160.000 voix — abstraction faite de tout gain électoral que leur stratégie d'union est susceptible de leur apporter — et donc deux sièges au lieu d'un, tandis que la liste «A» n'en obtient plus que trois au lieu des quatre du premier scénario. CQFD… Dans ce cas précis, les «petites» listes «B» et «C» ont mathématiquement intérêt à s'unir, et le postulat du PDP est donc faux. Tout dépend en fait des poids respectifs des partis en présence le jour du scrutin, et de leurs restes comparés, ce qui constitue précisément la grande inconnue de cette élection en l'absence totale de données fiables et de traditions démocratiques dans le pays. Quoiqu'en disent les sondages fantaisistes qui fleurissent sur le Net et qui ne constituent pas — osons l'espérer — les éléments sur lesquels le PDP s'appuie pour définir sa stratégie électorale. Mais si les mathématiques ne font pas les bonnes stratégies électorales, et les mauvaises mathématiques encore moins, c'est du côté politique que le bât blesse le plus, et que l'erreur de raisonnement devient une faute. Car l'hypothèse de base qui le sous-tend est que le PDP et la coalition démocratique à laquelle il pourrait se rattacher auraient une vocation minoritaire. Ce qui, compte tenu des ambitions présidentielles de M. Chebbi, ne manque pas de piquant. Avec quelles voix pense-t-il donc être élu s'il se présente ? Celles de ses (ex) alliés du pacte du 18 octobre, qui a déjà du plomb dans l'aile, et dont il ne restera sans doute rien au lendemain d'élections dont le PDP sortirait minoritaire ? A ce curieux déficit d'ambition, s'ajoute une faute de discernement politique. Dans un pays sans tradition démocratique, et sans l'ancrage partisan des citoyens qui va avec, un pays engagé de surcroît dans une transition post-révolutionnaire, penser la politique et les élections en termes statiques est tout simplement inconcevable. L'instant que nous vivons est celui de la structuration du champ politique autour des valeurs essentielles que partagent — ou non — les citoyens. Les lignes restent extrêmement mouvantes, et la situation très volatile : ainsi il y a trois mois, Ennahdha était loin de peser sur le débat public de la même façon qu'aujourd'hui. De même que Farhat Rajhi a brutalement disparu du paysage politique et médiatique sans que personne ne s'en émeuve. Alors, comment peut-on penser une élection qui se tient dans trois mois avec les paramètres de la situation d'aujourd'hui ? Et les paramètres qui prévaudront le 24 juillet, c'est aujourd'hui qu'ils se fabriquent grâce à l'action politique. La politique au sens noble du terme, ce n'est pas d'éparpiller les choix pour tenter de grappiller un siège par-ci ou par-là, et peut-être — qui sait ? — une majorité grâce à quelque accident heureux de l'arithmétique électorale. Celle qui consiste à donner des perspectives aux citoyens pour qu'ils puissent choisir en toute connaissance de cause entre des projets de société différents, car il s'agit tout de même d'écrire la Constitution qui régira notre pays durant le prochain demi-siècle ! Celle qui donne aux partisans de la Tunisie moderne et démocratique l'espoir et la confiance que seul un élan unitaire peut leur procurer, car qui ferait confiance à des partis pour «gouverner» ensemble demain s'ils n'ont pas la capacité de s'unir aujourd'hui sur un projet à présenter à leurs suffrages ? M. Néjib Chebbi, j'en appelle à l'homme d'Etat que nous avons découvert sur nos écrans TV au lendemain du 14 janvier, au chef de parti responsable, au militant engagé, au débatteur talentueux. Ne manquez pas ce rendez-vous avec l'histoire, car il n'y en aura pas de plus grand et de plus important pour vous avant longtemps ! Soyez au rendez-vous des espoirs des citoyens aujourd'hui, de manière que ceux-ci puissent être demain au rendez-vous de votre ambition — qui serait alors légitime — de les servir en assumant les plus hautes charges de l'Etat. M.J. * (Universitaire)