Par Adel KAANICHE(*) Nous sommes redevables à nos jeunes et principalement les jeunes de l'intérieur du pays, ceux des régions déshéritées et marginalisés depuis des décennies qui, par leur martyre, nous ont permis d'accéder à la liberté. Lorsque la jeunesse s'est insurgée, comme un volcan en éruption, l'idée de remettre en cause les constituants de l'identité arabo-musulmane du pays ne l'a nullement effleurée ; l'instauration d'une République laïque ne faisait pas non plus partie de ses préoccupations. Il faut remarquer, cependant, que notre Révolution, ces derniers temps, dévie quelque peu de ses objectifs pour tomber dans des polémiques idéologiques où dominent l'esprit de vengeance et les rancunes partisanes. Deux raisons semblent provoquer ce débridement: la première provient de certains médias nationaux et étrangers qui, sous l'enseigne de la liberté d'expression, dépassent toutes les limites du bon sens et enfoncent le pays dans le désordre. Il est souhaitable dans l'état actuel des choses que les médias se fixent certaines limites. Il ne s'agit nullement de limiter les liberté individuelles ou de défendre des intérêts particuliers, mais d'éviter la dérive et de respecter les valeurs de notre société, son identité, ses croyances et ses acquis. On est en droit de se demander quelles sont ces limites à ne pas dépasser. Ces limites ne seraient-elles pas une façon de limiter la liberté d'expression elle-même? A mon avis, le journaliste, grâce à son sens patriotique, saura faire la part des choses : distinguer le vrai du faux, ne pas tomber dans l'exagération, ne pas attiser la haine, éviter de mettre l'information au service de l'esprit partisan, car il y va de l'intérêt du pays et de son avenir, et il n'est dans l'intérêt de personne de mettre à feu et à sang notre cher pays. La deuxième raison à ce débridement que nous observons, c'est le climat social devenu très tendu, et les revendications incessantes qui ne laissent pas le temps au temps et à la Révolution d'accomplir ses objectifs. Ces derniers ne peuvent être atteints qu'avec le retour de la stabilité, de la sérénité, et l'absence de toutes les formes de violence, qu'elle soit verbale ou matérielle. Celle-ci doit être dénoncée, quelle que soit son origine ou sa provenance car, à la manière d'un virus, elle mine le corps social dans son ensemble. Pour épargner le pays et éviter le dérapage, l'instauration d'un dialogue national semble être la meilleure des solutions. Ce dialogue doit se faire entre toutes les fractions du paysage politique, dans un climat serein, sans accusations mutuelles et sans exclusions ; l'amour du pays doit nous réunir et les différences d'opinions ne doivent pas nous séparer. Le principe fondamental de la Révolution est celui de la liberté d'opinion et de la nécessité de s'organiser en partis représentant tout le spectre politique du pays, y compris le courant islamiste, car un parti comportant un projet civilisationel inspiré de l'Islam fait partie aujourd'hui d'une réalité qu'on doit admettre, tout en souhaitant que ce courant prenne en considération les exigences de la modernité et les spécificités de notre pays. L'exemple de la Turquie est un modèle du genre. La Révolution a redonné à tous les Tunisiens le goût du militantisme De même, les destouriens qui ne sont pas impliqués dans des affaires de corruption, de meurtre, de répression ou de torture ont le droit de s'organiser en partis ou de rejoindre des partis déjà existants. La Révolution a redonné à tous les citoyens la fierté et le goût du militantisme. Le citoyen tunisien a suffisamment été marginalisé pendant longtemps, y compris la plupart des destouriens, laissant le champ libre à une catégorie d'opportunistes et d'arrivistes qui se sont emparés du parti, le transformant en un outil de propagande et de corruption. Cette question soulève le problème de l'exclusion des anciens de l'ancien parti. En réalité nous n'avons pas besoin d'avoir recours à la légitimité révolutionnaire pour condamner tous ceux qui étaient impliqués dans l'ancien régime, puisque la justice tunisienne œuvre désormais, au diapason de la Révolution, à déterminer les responsabilités des différentes parties et sanctionner tous ceux qui ont agi à l'encontre de l'intérêt national, soit en contribuant au pillage systématique du pays, soit en participant à des actes de répression et à des manœuvres de marginalisation de la vie politique. La justice doit suivre son cours pour incriminer tous ceux qui ont agi contre l'intérêt du pays et l'intégrité du citoyen. En suivant cette démarche, on pourra faire la part des choses et cerner les responsabilités de chacun. C'est alors qu'on se rendra compte qu'en réalité les responsables auxquels on ne pardonnera pas sont une minorité qui n'ont eu de cesse d'écarter les compétences nationales, même à l'intérieur du parti lui-même. Ces compétences étaient lésées car obligées d'acquiescer sous la menace et la peur des représailles. Cet état de fait, on a tendance aujourd'hui à l'oublier, emportés que nous sommes par ce souffle nouveau et cette assurance que la Révolution nous a procurés. On a tendance à oublier que le régime du président déchu privait tous ceux qui s'opposaient à lui, même de l'honneur d'un procès politique car tout procès politique prenait automatiquement l'allure d'un procès de droit commun. L'inculpé se trouvait en face de chefs d'accusation rassemblés de toutes pièces : détention ou trafic de drogue, affaire de mœurs, trafic de devises, et même de terrorisme ou de trahison à l'égard de la patrie. Ces accusations étaient de nature à détruire l'intégrité de l'accusé et salir son image de marque. L'exclusion ne doit en aucun cas être une règle appliquée aveuglément et globalement pour concerner tous ceux qui ont travaillé sous ce régime, qu'ils aient mal agi ou non. Cette distinction est de nature à respecter les principes de la justice, lesquels sont basés sur la responsabilité personnelle et non collective. La réconciliation est vitale Une fois que les responsabilités sont déterminées et que la justice est saisie, la voie pour une réconciliation nationale est ouverte, afin d'éradiquer les tensions existantes et rétablir la confiance mutuelle pour l'intérêt du pays. Un grand nombre de Tunisiens sont conscients de la nécessité de cette réconciliation, tout en y mettant des conditions car il y va de la nécessité de notre révolution. Ces conditions ne sont rien d'autre que ce que l'on vient d'évoquer, à savoir la condamnation des vrais responsables impliqués dans les dérives du régime de Ben Ali. Pour organiser cette réconciliation, le recours à d'éminentes personnalités politiques connues pour leur rigueur et leur impartialité est certainement opportun. Le but est d'instaurer un dialogue responsable et fructueux entre les destouriens intègres, les islamistes et les forces progressistes dans le pays. Parmi ces éminentes personnalités, on peut citer : Messieurs Ahmed Mestiri, Mansour Moalla, Nejib Chebbi, Nourreddine Bhiri, Khemais Chammari et d'autres certainement. Cette réconciliation est une urgence nationale afin de réduire les tensions et sortir du sombre tunnel dans lequel le pays se trouve, et en particulier pour restaurer une sécurité sans laquelle les élections prévues pour le 24 juillet 2011 ne peuvent se dérouler dans une atmosphère démocratique et sereine. Au-delà des élections qui se rapprochent, la réconciliation permettra au pays de s'engager dans le processus de développement régional et de réformes économiques, surtout à l'intérieur du pays, là où le citoyen attend de la Révolution et du régime qui en découlera des réalisations qui peuvent changer sa vie vers le meilleur. C'est un pari difficile à réaliser, mais pas impossible; il nécessite seulement un effort national auquel participent toutes les forces vives du pays, sans distinction; c'est d'autant plus urgent que nos voisins libyens traversent une dure épreuve dont les conséquences sont ressenties par tout notre pays, mais surtout par le Sud tunisien. Si d'aucuns pensent qu'il est encore trop tôt pour parler de réconciliation nationale, d'autres, au contraire, trouvent qu'une réconciliation à l'heure actuelle ne peut qu'aider le pays à redémarrer sur le plan économique, et réussir les échéances politiques qui nous attendent et qui ont besoin de sécurité pour bien se dérouler. La démarche de réconciliation a déjà fait ses preuves dans plusieurs pays Dans ce domaine de la réconciliation, il y a des exemples dont on peut s'inspirer; celui de l'Afrique du Sud peut attirer notre attention car la réconciliation a permis à ce pays, sortant de l'apartheid, de rassembler ses forces, sous la direction de Nelson Mandela, qui a invité tous ses concitoyens à mettre fin à tous les actes de vengeance, et de s'inscrire dans une démarche de réconciliation sans exclusion. Ce pays a pu ainsi devenir la première puissance économique et la première véritable démocratie en Afrique. Ne bénéficiant pas de cette réconciliation nationale, son voisin, le Zimbabwe, appelé autrefois Rhodésie, continue jusqu'à présent à vivre dans un climat d'instabilité et d'insécurité, et son économie n'a pu être redressée, alors qu'Afrique du Sud et Rhodésie étaient sur la même ligne de départ. L'expérience sud-africaine est tout à fait convenable, mais il est préférable que notre pays poursuive sa propre expérience dans le domaine de la réconciliation, et ce en cernant les symboles de la répression et de la corruption, en les soumettant le plus tôt possible à la justice, afin d'instaurer une réconciliation nationale complète et de préserver le pays des vengeances et des règlements de comptes. C'est la seule façon d'épargner des compétences nationales sûres de toute accusation non justifiée. Cette démarche est nécessaire pour sauver la patrie et garantir le succès de sa révolution.