Depuis des lunes, le jour, le parvis du Théâtre municipal se transforme en agora ouverte à toutes sortes de contestations, les «Dégage» font écho aux «Engage» et les sit-in font place aux cris de paix et de guerre. Le soir, pendant une semaine, à l'intérieur de la bonbonnière, les spectateurs font union avec le spectacle dans le cadre de «Tunis fait sa danse». Jamais ce lieu de la culture n'a aussi bien rempli son rôle d'édifice phare pour refléter à la fois l'expression de la réalité sociale et fiction de l'art. La démonstration de vendredi dernier fut exceptionnelle par la sombre violence de la journée et par l'éclat d'un spectacle : La tentation d'Eve de Marie Claude Petragalla. Etourdissant. La danseuse étoile de l'Opéra de Paris en tournée dans les villes de France a pris le temps de poser ses valises à Tunis le jour des regrettables incidents. Ville morte, assiégée par les policiers, des échos de blessés et des spectateurs en retard, apparemment décidés à ne pas manquer le spectacle. A l'heure des gaz lacrymogènes, de la peur et des inquiétudes, la dernière création de Pietragalla ne pouvait pas mieux tomber pour rappeler qu'avant de parler, l'homme a dansé, pendant 77 minutes, les amateurs, plongés dans une œuvre qui intègre le théâtre du corps et la musique ont changé d'air et d'idée. Sur la scène, trois portraits d'hommes à l'expression sévère surveillent le sol, rentre une femme qui pousse péniblement le fruit du péché, une grosse pomme rouge, lisse et régulière, elle exécute des pas de danse, des flexions, des arrêts, traverse la scène, une musique baroque et des voix venues des cavernes, elle extrait un enfant-marionnette de son ventre, elle en fait une marionnette, l'embrasse, le chouchoute, le violente; il devient un objet de déplacement et d'accessoire de danse, un rien mélo, tragique et beau à la fois. Vient l'évocation de la figure mythique de la danse : Salomé et la danse des sept voiles, suites de pas, d'arrêts, de sauts, les mains jouent avec le voile qui tournoie, tombe et marque des dessins sur le sol, dans l'air, un accessoire qui donne du relief à la scène. On change de décor, la danseuse entre, toujours seule en scène sur une musique baroque mixée, on a changé de siècle et de mœurs, elle met une cuirasse, des têtes hilares sont à même le sol, une voix d'homme raconte l'histoire de la femme à travers les siècles. Inlassable, inguérissable, la femme revient quelques siècles plus tard, en tenue de cour, chantant sur une musique instrumentale, genre arts florissants, clavecin ou orgue de Couperin ou de Rameau, elle clame des vérités qui décrivent l'inégalité entre l'homme et la femme, elle recrée des mouvements de l'époque et se joue des codes du théâtre, des costumes, de la danse. La danseuse met un tutu, c'est le début de la danse classique, une ambiance fin dix-neuvième, ses gestes, ses expressions sont au diapason de la vie de l'époque. Les temps passent, la scène change de décor, l'héroïne se couvre d'une robe de soirée, une cigarette au bec, Barbara chante Ma plus belle histoire d'amour c'est vous, le silence du public est éloquent, c'est toujours émouvant d'écouter cet air, ça l'est encore plus en regardant Pietragalla mimant les paroles par ses gestes et ses pas! Le reste est de la même eau : la femme d'aujourd'hui, trop occupée, trop prise, les enfants, le ménage et le toutim, évidemment calculé au millimètre par la danseuse irradiante d'énergie et de beauté. Dehors, changement de décor, la nuit est noire, l'avenue déserte, les fourgons sont stationnés, les policiers sont sur les dents. Et l'on se met à rêver d'une plus belle histoire d'amour entre le peuple et sa patrie.