Par Soufiane Ben Farhat Sitôt revenu de son périple français, le Premier ministre par intérim reçoit des personnalités politiques à tour de bras. Le service du protocole à Dar El Bey s'affaire. Et c'est tant mieux. Si elle ne change pas fondamentalement, la vie politique tunisienne évolue. Elle semblerait au seuil d'une certaine maturité. Même si l'autorité la considère encore d'une manière quasi paternaliste. En fait, le terme autorité convient le mieux. La situation actuelle s'y prête à loisir. Le pouvoir politique est encore fragmenté entre les séquelles d'un passé qui joue les prolongations et les frilosités d'un avenir à la croisée des chemins. M. Béji Caïd Essebsi a reçu ces deux jours un certain nombre de dirigeants d'instances et de partis politiques. On en a vu des séquences silencieuses à la télé nationale. Moyennant les mêmes images muettes de toujours sur fond de musique stéréotypée et de sourires vaporeux. C'est la mode décidément. Le JT de 20 heures de la chaîne publique joue, lui aussi, les prolongations. Les dépêches de la TAP ont été unanimes ou presque. Elles ont toutes insisté sur le maintien souhaité de la date de l'élection de l'Assemblée constituante, prévue le 24 juillet. Visiblement, c'est le majeur des soucis de l'establishment ayant pignon sur rue à la Kasbah. Il est utile de relever que le Premier ministre par intérim a reçu également le juge Mokhtar Yahyaoui. Ce dernier a déclaré que "l'entretien a permis d'échanger les points de vue sur la situation de la justice et les problématiques qu'elle rencontre, indiquant qu'elles sont sur le point d'être réglées" (dépêche TAP). M. Yahyaoui, ce n'est un secret pour personne, est un proche du juge Farhat Rajhi, l'ex-ministre de l'Intérieur dont les propos ont défrayé récemment la chronique. Il le soutient publiquement. Et s'indigne que certains s'avisent de le poursuivre pour, à l'en croire, un délit d'opinion. On est autorisé dès lors à penser que M. Yahyaoui se soit entretenu avec M. Essebsi des poursuites encourues par M. Rajhi. Certains hauts gradés de l'armée, dit-on, y tiennent particulièrement, malgré l'autocritique et les excuses publiques de Rajhi. M. Béji Caïd Essebsi se défend toutefois de toute velléité d'interférence dans le déroulement de la justice souveraine. Il l'a maintes fois réitéré. Et il joint la parole aux actes. N'empêche que ses charges lui imposent d'être au moins avisé sur les conséquences de la saisine de la justice militaire du cas Rajhi. Et pour cause. Les propos de ce dernier et les réactions à leur endroit ont été à l'origine d'une flambée de violences qui a imposé le couvre-feu dans le Grand-Tunis près de deux semaines durant. Ne nous y trompons pas. Nous marchons sur le fil du rasoir. La situation est précaire. Le terrorisme islamiste frappe à nos portes. Il tente d'enrayer la Révolution, à défaut de l'avoir accompagnée ou même prévue. La guerre civile en Libye nous impose des sacrifices, des servitudes immenses et un lourd tribut tant économique que sécuritaire. La situation économique et sociale empire. La population est exsangue. Elle a les nerfs à fleur de peau. Ecorchées vives, les âmes débordent de griefs, de préventions justifiées et de ressentiment. Il est fort à craindre que le pays ne soit guère en mesure de supporter une nouvelle flambée de violences, comparables à celles de début mai. Si jamais cela arrivait, un point de non-retour dans le registre du désastre serait atteint. Personne, aucun parti, aucune partie n'y trouverait son compte. Il n'y aurait que des perdants. Que le Premier ministre par intérim consulte à tour de bras, c'est naturel. Espérons qu'il ne fera pas montre d'ostracisme ou de frilosité. Même dans la veine démocratique, la politique n'est guère exempte théoriquement d'exclusion. Souhaitons que le cercle des consultations d'Essebsi ne soit guère abusivement sélectif. Qu'il daigne bien, au-delà des partis et de la logique de partitocratie, consulter des instances et personnalités de la société civile. Cette dernière est en effet le parent pauvre de notre paysage politique en recomposition. Plus d'un comme moi sans doute se disent qu'une chapelle est une chapelle, quels que soient son décor et son enseigne. Avec son autel, ses chaires, ses dogmes, ses intransigeantes transcendances et ses incontournables icônes. La liberté récuse, d'une certaine manière, la partitocratie et les peurs révérencielles qu'elle impose.