Par Soufiane Ben Farhat Disons-le d'emblée. La Révolution est l'ouvrage du peuple, tandis que la République est l'œuvre du législateur. Et le législateur, en ce qui nous concerne, c'est le gouvernement. C'est paradoxal — constitutionnellement parlant — mais c'est ainsi. D'ailleurs, pas plus tard qu'hier, des centaines de manifestants ont empêché les députés d'accéder à la Chambre des députés. Lesdits députés devaient permettre au président de la République par intérim de prendre des décrets-lois en attendant les élections présidentielle et législatives. Aux dires des manifestants, la Révolution du 14 janvier qui a conduit à la chute du régime de Ben Ali a mis fin à la légitimité de l'institution parlementaire et à tous les autres organes constitutionnels. D'où leur plaidoyer en faveur de l'élection d'une assemblée constituante chargée de l'élaboration d'une nouvelle Constitution et de l'adoption des lois régissant la vie politique. En vérité, autre paradoxe, la Révolution est en marche, l'Etat fonctionne, mais le gouvernement semble bien en panne. Il fait du surplace, esquisse quelques initiatives timides et accumule au bout du compte les déficits. Premier déficit — nous l'annoncions sur ces mêmes colonnes il y a deux semaines —, le gouvernement communique mal. Ou peu. Ou pas du tout. Ce qui laisse libre cours à toutes les interprétations plus ou moins rationnelles, les extrapolations mi-figue mi-raisin, les demi-mots et quiproquos ainsi que les rumeurs les plus folles. Deuxième déficit, le mélange des genres et le cafouillage qui en rajoutent à l'embrouillamini. Ce qui n'exclut guère la cacophonie. Témoin, tel ministre parlant de l'"élection" du gouvernement dans six mois; tel autre réduisant la Révolution à une simple "révolte" et le régime de Ben Ali à une simple "parenthèse". Une bonne opportunité pour réviser un peu l'histoire. Dans la nuit du 14 au 15 juillet 1789, le duc de La Rochefoucauld-Liancourt, grand maître de la garde-robe, réveilla Louis XVI pour l'informer de la prise de la Bastille. "C'est donc une révolte ?", s'écria le roi; "Non, sire, c'est une révolution", rétorqua le duc. Troisième déficit, les décisions mal ficelées. Au niveau de la communication non verbale, c'est encore pire. La nomination du gouvernement d'union nationale a été critiquée dès son annonce. Il y avait trop de noms liés aux plus sombres cercles et officines de l'ancien régime. On a attendu presque deux semaines pour rectifier un tant soit peu le tir. Des ministres nouvellement nommés n'ont rejoint leur poste que plus d'une semaine après. Certains d'entre eux ont déjà été débarqués. Les nominations fort tardives des gouverneurs furent, quant à elles, largement contestées. Dix-neuf des vingt-quatre gouverneurs sont des rcédéistes ou apparentés. Le peuple sait lire les CV. Et le peuple est décidé à ne plus laisser les choses se faire par-dessus sa tête. Les affectations aux postes médiatiques ne sont pas en reste. Dans certains cas, ce furent d'anciennes têtes, sitôt contestées par les journalistes. Quatrième déficit, le laxisme. Ajoutons-y la persistance de certains barons de la répression et des milices évoluant en toute liberté, provocateurs et fauteurs de troubles et l'on comprend l'ampleur de la gabegie. L'Etat fonctionne. C'est incontestable. Le gouvernement piétine. C'est évident. Mais le peuple affiche sa méfiance non déguisée. Les armées battues sont bien instruites. Cinquième déficit, témoin d'un aspect éminemment révélateur de l'état des choses. Certains semblent offusqués par la liberté de ton des médias. Des consignes officieuses ont été données pour museler cette liberté. Résultat, il y a eu des victimes à Sidi Bouzid et au Kef au cours du week-end. C'est proportionnellement contradictoire : moins il y a de liberté de médias, plus il y a de violences et de victimes dans la rue. Et puis, à bien y voir, ceux qui portent atteinte aux médias attentent à la Révolution. Parce que la liberté de la presse est le portail de toutes les autres libertés. Aucune des libertés fondamentales, individuelles et collectives ne saurait être conçue ou exercée à défaut de liberté de la presse. Porter atteinte à la liberté des médias équivaut à un coup d'Etat permanent contre la Révolution. Contre le peuple. Parce que la Révolution, c'est l'ouvrage du peuple.