Par DHOUIB Med Noureddine* M. Mahmoud Bouali, illustre chroniqueur du journal «La Presse de Tunisie», a le grand mérite de continuer à analyser avec subtilité et érudition certains faits historiques de la campagne de Tunisie 1942-1943, chapitre important à la fois de notre histoire et de la Seconde Guerre mondiale. Son article du 16/05/2011 concernant le silence des autorités américaines vis-à-vis de la déposition injuste de Moncef Bey, est intéressant à plus d'un titre. Il n'en demeure pas moins que la position des autorités américaines, certes en contradiction avec les termes de la charte de l'Atlantique «en vigueur» depuis le 26 août 1941, ne fut nullement une énigme. En effet, pour comprendre cela, il faut rappeler certains faits historiques déterminants ayant jalonné la politique américaine en Afrique du Nord durant le conflit. La Charte de l'Atlantique Il est à rappeler que les USA avaient déclaré une position de neutralité au moment du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale le 3/09/1939. Cela ne les avait pas empêchés d'apporter une aide précieuse à la Grande Bretagne, le seul pays européen resté en dehors de la domination nazie après la débâcle de juin 1940 et rejoint par l'Union Soviétique à partir du 22 juin 1941 .Cette aide qui avait concerné également l'Union Soviétique par la suite, fut salutaire pour la continuation de la lutte de ces deux pays contre Hitler. Le président Roosevelt et son équipe préparèrent un document d'une grande portée historique qu'ils firent appeler «La Charte de l'Atlantique». Ce document fut signé conjointement par Roosevelt et Churchill le 26 août 1941 sur le navire «Augusta» en plein océan Atlantique. La Charte de l'Atlantique servit de base aux textes fondateurs de l'Organisation des Nations unies (ONU) fondée à la fin du conflit. Son article 3 stipule : «Ils (les signataires USA et Royaume Uni) respectent le droit des peuples à choisir la forme de gouvernement sous laquelle ils souhaitent vivre ; ils souhaitent voir le droit de souveraineté et l'autodétermination restaurés à ceux qui en ont été privés par la force». Cette charte donna beaucoup d'espoir aux pays occupés par les forces de l'Axe ou colonisés par l'un ou l'autre des belligérants. Les mouvements de libération des pays colonisés utilisèrent l'article 3 pour appuyer leurs légitimes revendications. Il est surprenant de constater l'appui apporté par Churchill à cette charte, alors que ses termes remettaient en cause les fondements mêmes de l'Empire colonial britannique. Sans nul doute, c'était un accord de circonstance car, venant chercher, dans le cadre de la loi américaine du «prêt-bail»promulguée par le Sénat depuis le 13 mars 1941, l'indispensable aide américaine à son pays aux abois, le Premier ministre britannique n'avait guère d'autre choix. L' opération Torch Après des tractations ayant duré plusieurs mois, Churchill et son équipe finirent, le 25 juillet 1942, par convaincre Roosevelt de l'opportunité d'un débarquement allié en Afrique du Nord prévu pour le 8 novembre 1942. Pour ce faire, et redoutant une résistance des Français dont la plupart étaient restés fidèles à Vichy, le gouvernement américain chargea son représentant à Alger Robert Murphy de régler les aspects politiques en vue d'obtenir leur adhésion au projet et assurer la réussite de ce débarquement. Mis immédiatement à la tâche, maîtrisant parfaitement la langue de Molière et aidé à la fois par ses proches collaborateurs et également ses nombreux amis français, il finit par sélectionner des interlocuteurs valables par leur opposition à la politique de collaboration de Vichy et par leur volonté de reprendre le combat contre l'Axe. Il s'agit d'un groupe de cinq Français, non-gaullistes, se faisant appeler le «Groupe des cinq». Des entretiens échelonnés du 11 au 19 octobre 1942 aboutirent, le 2 novembre 1942, à la signature des «Accords Giraud-Murphy», stipulant en substance les points suivants: - La restauration de la France et de son empire dans toute leur indépendance et leurs frontières d'avant-guerre. - La garantie que la souveraineté française serait respectée en cas d'opérations militaires en territoire français et d'outre-mer. Cependant, ce document, en désaccord flagrant avec l'article 3 de la Charte de l'Atlantique, éclaire en partie la position américaine vis-à-vis de la déposition injustifiée de Moncef Bey par les Français. On relève toutefois quelques oppositions dans les actions de Robert Murphy et du consul américain à Tunis Hooker Doolittle. Ambiguïtés de la politique américaine en Tunisie durant la guerre En effet, alors que Robert Murphy s'attachait à respecter les termes des accords Giraud-Murphy en ce qui concerne ses contacts avec les nationalistes maghrébins, Hooker Doolittle fut plutôt un fervent adepte de la Charte de l'Atlantique en apportant son appui aux nationalistes tunisiens au point d'être accusé par les colonialistes français de pro-arabe. Dans ce même ordre d'idées, il y a lieu d'analyser la lettre du Président Roosevelt à Moncef Bey : ce document, adressé au souverain, lui fut parvenu le 8 novembre 1942 à 19 h via le Résident général Esteva. Cette lettre se terminait par la phrase : «Votre récente accession au pouvoir et les aspirations que vous aviez exprimées en faveur du bien-être de votre peuple, en qui j'ai une profonde confiance, ne laissent pas de doute sur l'issue rapide et favorable de nos mesures de défense en commun». Alors que, dans la forme, les Américains évitaient de s'ingérer dans la politique intérieure française en passant par le Résident général, dans les termes, la fin de la lettre laisse entrevoir une arrière-pensée de la Charte de l'Atlantique. Pourtant, à la fin de la campagne de Tunisie, ils laissèrent les Français faire à leur guise, déposant Moncef Bey de son trône et faisant s'abattre sur le peuple tunisien une répression sans précédent. Les services secrets américains, en l'occurrence l'OSS, précurseur de la CIA, écrivaient à propos de cette répression : «……….Ces actions sont contraires aux idéaux des Nations unies, ne discréditent pas seulement les autorités françaises mais également le prestige des Américains et des Britanniques». Ces rapports n'eurent aucun effet sur les autorités américaines, dont la préoccupation majeure fut la préparation des opérations militaires en Europe. La seule action d'éclat en faveur des Tunisiens fut l'intervention de Hooker Doolittle auprès du Général Juin, concernant Bourguiba et certains de ses compagnons afin de leur permettre la libre circulation. Cette action avait valu au diplomate américain sa mutation au Caire sur demande expresse des autorités françaises, ce qui laisse penser à une initiative personnelle de ce dernier. Pour conclure, on pourrait dire que le désarroi de M. Mahmoud Bouali à rechercher, pendant des décennies les raisons de l'indifférence dans la position américaine concernant la déposition de Moncef Bey, est étonnant .En effet l'explication toute simple se trouvait dans le document des accords Giraud-Murphy, diffusé dans la plupart des ouvrages historiques relatifs à l'opération Torch. Il est vrai que cette politique américaine fut ambiguë, tiraillée entre les idéaux de la Charte de l'Atlantique et le besoin de garder dans ses rangs, en évitant de les indisposer, ses alliés français et britanniques. En réalité, cette charte sonnait le glas des empires coloniaux et les concernés mirent quelques décennies après la fin de la guerre pour le comprendre. Quoi qu'il en soit, Moncef Bey mérite plus de considération par une reconnaissance de son combat pour l'indépendance de la Tunisie et une mise en place de choix dans l'histoire du Mouvement national. Par ailleurs, il faut que la Tunisie républicaine actuelle se réconcilie avec son histoire en cessant de diaboliser la dynastie husseinite dans son ensemble. Il y a lieu de retenir que, parmi les souverains d'avant le Protectorat et qui se sont succédé, certains avaient tenté ou contribué à faire de la Tunisie un pays indépendant, moderne et démocratique, et l'on peut citer parmi leurs initiatives : première monarchie constitutionnelle du monde arabo-musulman, premier pays musulman à avoir aboli l'esclavage, introduction du chemin de fer, introduction du télégraphe, fondation de l'Ecole polytechnique, etc.…