Par Hedia Baraket Affaires Carthage et Sidi Bou Saïd, puis affaires familles, ministres et alliés dites aéroport TunisCarthage, Lac de Tunis Ben Ali-Materi, affaires Bel Haj Kacem, Tekkari, Zouari, Ben Dhia, A. Abdallah… Bientôt affaire Thala Kasserine… La machine judiciaire tunisienne “post-révolutionnaire” s'emballe lourdement et peu sûrement. Les procès se succèdent, sans grands faits ni grandes plaidoiries, sans verdict, sans vraie cohérence, sans programme, sans hiérarchie, sans ordre de priorités, formant peut-être juste la trame des vicissitudes de la justice. Ils semblent s'improviser et se précipiter au gré des impatiences et des exaspérations de l'opinion publique. Ils semblent s'orchestrer à la mesure des représentations médiatiques. Ce devaient être des procès historiques consistants, efficients, marquant la rupture avec le passé et augurant d'une ère de justice et de démocratie. Ce devaient être de grands moments de vérité, de lumière sur le passé et de confiance en l'avenir… Mais, au fil des joutes banales, maladroites, viciées et démotivées qui ponctuent les matinées de nos tribunaux d'été, des délits mineurs de droit commun défilent, sans proportion aucune et sans concordance avec les graves faits politiques d'avant et d'après le 14 janvier, avec ceux qui ont tué les enfants, trahi, spolié et réduit le pays à un degré zéro de politique et haut niveau de criminalité. Il y est même de rigueur que les grands présumés coupables ne comparaissent que pour répondre de leurs tout petits derniers délits, dans l'amnésie totale de leurs grands forfaits… Au-delà du noir complot qui travaillerait de toutes parts et de jour comme de nuit, à blanchir les coupables, voiler les faits, à subtiliser les grands dossiers et à provoquer une lenteur de plus en plus suspecte, deux types de raisons évidentes et objectives pourraient expliquer ce phénomène. Le premier tient à la singularité tunisienne et le second à la règle universelle. Quelques semaines après le 14 janvier, des juristes se sont mobilisés, des voix se sont spontanément élevées demandant le jugement de tous ceux qui ont fauté envers le pays. Ralliées à d'autres, les mêmes voix se sont aussitôt ravisées. Expérimentées, policées, pathétiques et solennelles elles ont prêché, en demi-tons, la grande réconciliation. Motifs apparents : éviter les procès politiques qui nous feraient retomber dans la dictature, ne pas violer le droit aux procès équitables, tenir compte de l'implication active et passive de strates nombreuses et insoupçonnées du pouvoir, de l'administration, du milieu économique et des affaires, d'une grande partie de l'appareil judiciaire, de tous les bons citoyens complices... Eviter de juger une bonne moitié de Tunisiens... Briser la logique de «vindicte» !... Les slogans s'inventaient et les motifs sonnaient comme des mots d'ordre faisant miroiter l'éventualité d'une grâce générale qui permettrait au pays de se refermer sur ses plaies, de se ressouder et d'avancer. Mais, construites sur des proportions douteuses et des généralisations périlleuses incriminant un peuple en entier, les belles paroles fâchent. Elles ne trouveront pas écho chez tous les Tunisiens qui continuent à exiger que la lumière soit faite, la vérité établie et la justice rendue, sur un mode efficace de fonctionnement judiciaire révolutionnaire et d'engagement démocratique… Ne serait-ce que sur les grands forfaits. Résultat : les grands forfaits se font oublier. Les dossiers d'instruction se languissent. Les affaires s'effritent. Les premiers procès se tiennent sur ce fil du rasoir entre une demande populaire ancrée et un tempo politico-juridique autrement plus léger et tempéré. Sur une frontière dangereuse où l'intérêt général se meurt, la justice pénale se fait ringarde et où la société et les médias proclament seuls la dernière exigence éthique. Ce qui rappelle l'esprit prolifique et spectaculaire des procès du 21e siècle. A la limite du commun et du politique, ils basculent tous dans l'affaire politico-médiatique convoquée à la vielle de telle élection, pour manipuler telle opinion ou taire telle colère. Ils se terminent par des non-lieux et des relaxes. Ils produisent les tristement célèbres coupables médiatiques relaxés en droit. Ce n'est sûrement pas sur cette justice médiatique spectaculaire, la même qui a orchestré la perp walk de DSK, la civière de Hosni Moubarak, le fourgeon des ministres tunisiens, les safsaris des femmes Trabelsi… que se construiront les démocraties naissantes. Celles-ci requièrent une justice d'une rigueur et d'un calendrier qui se passeraient de lumières et prendrait bien le temps de mûrir…