Tous ceux qui ont grandi avec l'Indépendance en 1956 doivent se sentir débarqués d'une autre planète à l'arrivée de Ramadan depuis quelque temps. Les choses paraissent s'accentuer d'année en année. Le Ramadan des années soixante était fort différent de ce que nous vivons actuellement. Dans ces années d'espoir, autorités politiques, autorités religieuses et société étaient sur la même longueur d'ondes. Chaque minute avait son poids. Les hommes de religion n'ont pas hésité un instant à être de la partie. Feu Tahar Ben Achour, mufti docte de l'Islam et grand savant, y a mis son prestige et son immense savoir dans la balance. Son fils Cheikh El Fadhel, mufti en exercice, les Cheikh Jayett et Belkhoja, tous ces grands érudits étaient pour un renouvellement social, ayant à la base une autre éthique de la pratique religieuse plus en phase avec la modernisation du pays. Ainsi élèves et étudiants ne bénéficiaient pas de diminutions d'heures de cours mais de simples réajustements d'horaires pour pouvoir rompre le jeûne chez eux. Les administrations étaient tenues de fournir leurs prestations normalement, sans baisser leur rythme d'avant-Ramadan. Les services publics fonctionnant en double rotation travaillaient le soir après la rupture du jeûne, pendant de longues heures. Centres culturels et bibliothèques servaient les jeunes dans la sérénité. La Bibliothèque nationale ouvrait ses collections aux chercheurs jusqu'à une heure tardive de la soirée. Bien entendu, à part Oumi Traki, la télé ne diffusait pas encore des feuilletons-fleuves, entrecoupés de spots publicitaires vantant des produits de grande consommation ramadanesque, histoire de séduire ceux qui ne sont pas encore tombés sous leur charme. Artisans et travailleurs indépendants, la dernière bouchée terminée, se précipitaient pour regagner leurs lieux de travail, l'heure n'était pas au farniente. Le matin, tout était ouvert. Les cafés des quartiers populaires et des faubourgs, tout en ne servant pas de boissons aux clients, servaient d'aire de repos pour les souffrants ou ceux qu'une longue marche a fatigués. Sur les grandes avenues, jeûneurs et non jeûneurs se côtoyaient, ils s'asseyaient parfois à la même table. Puis soudain, tout a basculé, un certain conformisme social a développé une pratique très rigide de la religion. Les devoirs religieux servent de prétexte pour ne pas s'acquitter d'autres devoirs, ceux du travail accompli dans les normes requises, avec sérieux et abnégation. On ne peut plus feuilleter son journal tôt le matin, le marchand de journaux ouvre tard dans les jours ramadanesques, prétextant les longues veillées passées. Certains marchands arrivent même à fermer boutique au nez d'un client qui attend pour faire la prière du asr (celle de l'après-midi) à même le sol dans la boutique, même quand il peut la faire avec celle du moghreb quand il rentre chez lui. Ouvrir à 10h00 semble imiter ceux qui sont citoyens de pays vivant de rente pétrolière, ce qui n'est nullement le cas chez nous. Que faire? Cheikh Ben Achour n'est plus là pour dire aux jeunes que le travail est une valeur universelle qui s'approche de la piété si ce n'est pas la piété même. Pourquoi nos médias ne font-ils pas alterner les passages des hommes politiques qui s'inspirent de la religion avec des enregistrements de prêches de nos honorables muftis et doctes de la science islamique?