Par Fathi FRINI Notre pays s'apprête à tourner une page, un peu trop noircie par tant d'années de despotisme dit éclairé, à remettre bien des choses en place, en s'engageant résolument sur un terrain dangereux mais salutaire, se fixant pour objectif ultime l'adoption d'une nouvelle Constitution. Ce serait là le point de départ en vue d'inaugurer une nouvelle ère, une vraie, celle de grandes réformes politiques auxquelles l' Assemblée constituante devrait s'atteler dès l'élection toute prochaine de ses membres et touchant bien des domaines vitaux, tout particulièrement celui de l'indépendance de la justice, encore à asseoir et à garantir. Plus qu'un rêve, une chimère En effet, l'indépendance de cette bonne et vieille justice, bien que garantie par la Constitution de 1959 — une Constitution d'ores et déjà reléguée au rayon de la mort lente — âprement revendiquée pourtant, serait restée malheureusement sur le plan des principes généraux. Il est toujours vrai que la concrétisation d'une telle indépendance dans les faits n'a été qu'un rêve de plus, sinon une chimère. Tant il est vrai, pour ne citer que le principe sacro-saint de l'inamovibilité des magistrats, cher aux constituants des démocraties occidentales mais longtemps battu en brèche chez notre ministre de la Justice. On en a d'ailleurs usé et abusé, telle une épée de Damoclès qui pendrait au-dessus des têtes de nos magistrats. Ces derniers se retrouveraient, à l'occasion du mouvement annuel des magistrats, dépités, démunis voire désarmés devant l'omnipotence du pouvoir politique. Aussi qu'est devenue cette protection, la protection même du magistrat, si chère et si nécessaire à l'indépendance de la justice ? Au pire un vain mot, au mieux un vœu pieux ? Que peut-on espérer dans de pareils cas, lorsque le juge se trouve livré à lui-même, en proie aux affres de sa conscience aiguisée, sans la moindre défense et sans recours aucun ? Pour l'instant, il demeure tiraillé entre ses lourdes charges et les pressions bien contraignantes qui pèseraient constamment sur lui ;qu'il devait, de surcroît, tel un bouc émissaire, payer de son honorable personne les pots cassés sinon endosser la responsabilité des bavures sécuritaires et se laisser appeler à d'autres fonctions à moins de deux semaines du dernier mouvement annuel des magistrats? A l'abri des pressions et des manipulations C'est dans cet esprit que la création toute récente du syndicat autonome de la magistrature vient à point prêter main-forte à l'Association des magistrats tunisiens pour tenter à deux de concrétiser davantage l'independence de la magistrature. Laquelle indépendance, tant réclamée, demeure seule garante de meilleures conditions, permettant aux magistrats d'être à l'abri des pressions et des manipulations susceptibles de nuire à l'accomplissement de leurs nobles missions. Egalement, la promotion sinon la réhabilitation des magistrats, devenant un impératif majeur qui s'obtiendrait vraisemblablement à travers le syndicat, lequel saura prendre en charge la défense de leurs intérêts professionnels, de soigner un tant soit peu l'image de marque de cette institution, au demeurant rudement malmenée. Nul ne saura redonner à cette sacrée institution la place qui lui échoit dans l'échiquier de nos institutions et sa réelle dimension dans nos valeurs constitutionnelles, déjà en réhabilitation sinon en pleine refonte, si ce n'est un syndicat soucieux de cette justice meurtrie, à force d'avoir longtemps souffert le martyre, trop longtemps dans un silence frustrant, à la recherche de sa crédibilité, en quête de son honorabilité. Un syndicat, plus que jamais décidé à faire bouger, à faire évoluer les choses de la justice, à régler désormais les litiges qui leur seraient soumis avec diligence, transparence et efficience, à rassurer enfin l'opinion publique pour qu'elle retrouve désormais dans cette sacrée justice crédibilité, égalité et équité. Le syndicat, un partenaire stratégique De son côté, l'Association des magistrats tunisiens enfin réhabilitée, rétablie dans ses droits légitimes, devrait à notre sens se pencher beaucoup plus sur les préoccupations majeures de la profession, tenter de voir clair dans les nombreuses contradictions qu'elle recèle — et Dieu sait qu'elle en a ! — et dans lesquelles elle continue de se débattre depuis longtemps déjà et œuvrer, autant que faire se peut, à les dépasser. Elle devait par ailleurs veiller de concert avec leur partenaire stratégique, le syndicat, à laver désormais leur linge sale en famille et à ne plus l'étaler au grand jour. Il y va de la crédibilité et de l'honorabilité de la majestueuse profession qu'a toujours été la leur. Seulement voilà, l'obligation de réserve ou alors de retenue, propre à leur profession dont ils se seraient entourés, avait empêché pour longtemps les magistrats d'aborder de telles questions lancinantes. Certes, il y en avait eu qui, prenant leur courage à deux mains, auraient tenté d'attirer, de diverses manières, l'attention des pouvoirs publics jadis sur les dérives sinon les exactions, dont se rendait coupable l'appareil judiciaire dans ses différentes composantes et à tous les niveaux de la hiérarchie. Mais ils l'avaient payé cher de leur personne, de leur famille et parfois de toute leur carrière. Et ce n'est que justice rendue, depuis une certaine révolution, que les choses de la justice semblent rentrées dans l'ordre : ils ont été pour la plupart réhabilités dans leurs droits. Mieux encore,médiatisés à outrance, quelques-uns se seraient même portés au-devant de la scène publique,qui auraient souvent maille à partir avec leurs «détracteurs» avec, parfois, des prises à partie bien retentissantes sur les plateaux de télévision. On en aurait tout lu, tout vu et tout entendu par la bénédiction de cette sacrée révolution. Les moyens de sa politique Aussi toute justice qui se veut puissante, qui se respecte et qui, à la fois, force le respect de tout un chacun, bien solide dans ses assises, mûrement réfléchie dans ses délibérations, souveraine dans sa prise de décisions, efficiente dans ses interventions, doit nécessairement avoir les moyens de sa politique et ne plus jamais compter sur la politique de ses moyens somme toute sommaires. Ne plus servir la politique surtout, ni continuer de se laisser asservir. Et si l'on veut bien appeler les choses par leur nom, et appeler un chat un chat : se rebiffer. Autrement, le risque certain de se retrouver de nouveau sous son emprise, sinon sous sa mainmise, et pour longtemps encore. Car, voyez-vous, le pouvoir politique ne s'use, n'use surtout que si l'on s'en sert. Oui, surtout ne pas s'en servir, lui tourner résolument le dos sinon s'en détourner, pour ne pas se voir un jour accuser injustement de détournement de pouvoir.