Par Mohamed Salah Bachta* La céréaliculture en Tunisie est une activité ancienne et essentiellement pluviale. Elle est pratiquée, en tant que spéculation principale, par près de 40% des agriculteurs. Ses emblavures ainsi que ses rendements sont largement dépendants des conditions climatiques, notamment de la pluviométrie. La superficie emblavée annuellement se situe en moyenne autour de 1,45 million d'ha. Mais cette superficie connaît d'importantes fluctuations interannuelles, 1,17 million d'ha en 2002 contre 2,03 millions d'hectares en 1996. La production céréalière a varié au cours des deux dernières décennies entre un minimum de 5,1 millions de quintaux obtenu en 2002 et un maximum de 29,0 millions de quintaux enregistrés en 1996 et en 2003 ; la moyenne annuelle étant, sur cette même période, de 19 millions de quintaux par an. Les rendements connaissent aussi une variabilité interannuelle considérable, allant du simple au quadruple. Devant cette incertitude associée aux rendements enregistrés, certains agriculteurs vont adopter une stratégie de minimisation des avances aux cultures, c'est-à-dire des soins apportés aux cultures mais aussi des sols mis en culture. L'activité céréalière a représenté près de 14,6% de la valeur de la production, et ce, durant la période allant de 1971 à 1986. Cette part dans la production a légèrement baissé pour atteindre près de 13% de cet agrégat au cours de la dernière décennie. Au niveau du consommateur, les achats des céréales s'élevaient en 1986 à environ 8% des dépenses totales des ménages et à 5,6% en 2005. Compte tenu de l'importance socioéconomique de ce sous-secteur, la Tunisie indépendante a conçu et mis en œuvre une politique de régulation des céréales dont les piliers majeurs sont au nombre de deux. Le premier est la fixation des prix, et ce, en vertu du régime des prix dits taxés institué par la loi 70-28 du 19 mai 1970. Conformément au contenu de cette dernière, les producteurs et les distributeurs des produits céréaliers sont contraints de vendre à des prix uniques sur tout le territoire. Ces prix au producteur ont été inférieurs aux cours mondiaux des céréales, et ce, jusqu'au milieu des années quatre vingt. Ceci signifie que les céréaliculteurs étaient déprotégés (taxés). A partir du milieu des années quatre vingt et suite au renchérissement des produits alimentaires à l'échelle mondiale, le secteur devait assurer la sécurité alimentaire comprise comme l'équilibre de la balance commerciale de ces produits. Comme conséquence à cette nouvelle fonction alimentaire du secteur agricole, l'offre nationale des céréales devait augmenter. La réévaluation des prix au producteur a été considérée comme l'incitation appropriée. Les prix intérieurs sont ainsi devenus supérieurs aux cours mondiaux. La création de structures en charge du fonctionnement des marchés des céréales constitue le deuxième pilier. L'Office des céréales (OC) créé en 1960 est la structure-pivot de cette création. Il a la charge de la mise en œuvre de la politique des prix. Il a recours à des mandataires spéciaux : Coopérative centrale du blé (Coceble), Coopérative centrale des grandes cultures ( Ccgc) lesquelles ont la responsabilité de la collecte et du stockage des céréales. L'OC (et ses mandataires) agit en tant que monopsone sur le marché des céréales, mais toutes ses transactions se font à des prix fixés par des textes législatifs et annoncés au début de chaque campagne. Il a aussi la charge de l'importation des quantités nécessaires pour satisfaire la demande nationale. Les céréales stockées sont ensuite rétrocédées aux transformateurs à des prix réduits, inférieurs à ceux payés aux producteurs. La différence entre les prix pratiqués est financée par le budget de l'OC, rubrique dite de «soutien du marché des céréales» et supportée par la Caisse générale de compensation créée par la loi n°70—26 du 15 mai 1970. Cette caisse est destinée à agir sur les prix des marchandises, produits et services de première nécessité notamment au moyen de subvention et de péréquation. Cette politique de régulation des marchés des céréales et dérivés a permis l'approvisionnement régulier des consommateurs à des prix fixes réduits et au céréaliculteur d'avoir une connaissance parfaite du prix auquel il pourra vendre sa récolte à la fin de chaque campagne. Elle a, toutefois, entraîné un accroissement de la demande nationale de ces produits que l'offre nationale n'a pu satisfaire. Des importations de plus en plus chères et importantes sont venues combler le déficit. Le coût de ces importations est venu aggraver le déséquilibre de la balance courante. Celles-là ont représenté en moyenne près de 31% du total des importations des produits agricoles et agroalimentaires, et ce, depuis 1980 jusqu'à nos jours. Le soutien des marchés des céréales s'est soldé par des dépenses de plus en plus difficiles à supporter par le budget de l'Etat dont le déficit n'a fait qu'augmenter. Le montant de la Caisse générale de compensation était évalué en 1986 à 2,6% du PIB de la même année. Les aggravations des déficits interne et externe sont donc les effets primaires de la régulation des marchés des céréales sur les équilibres macroéconomiques. Ceux-ci vont se poser avec de plus en plus d'acuité dès le début des années quatre vingt qui s'est accompagnée à la fois par une baisse des recettes pétrolières et par un renchérissement des produits alimentaires importés. Les pouvoirs publics ont éprouvé des difficultés à reconduire la même régulation adoptée durant les années où la rente minière (phosphate et pétrole) était à son maximum. Les tentatives de résorber le déficit budgétaire soit par augmentation des recettes soit par diminution des dépenses n'ont pas été politiquement tolérées. En effet, l'Etat tunisien a, en vue de maîtriser la contrainte budgétaire, adopté depuis 1983 une politique fiscale conséquente visant à augmenter ses recettes par une taxation globale de tous les contribuables. Ces mesures se sont heurtées à l'opposition des contribuables concernés (profession libérale surtout); la loi de finances complémentaire du 30 juillet 1983 est venue abroger l'essentiel des dispositions prises. Le soulagement du budget de la Caisse générale de compensation par la libéralisation pure et dure des prix à la consommation des produits céréaliers, se traduisant par le doublement de ces prix, mais aussi par des économies équivalentes à au moins les deux tiers des charges de compensation supportées par le budget de l'Etat en 1984, a rencontré la contre-offensive des masses populaires. Cette dernière a donné lieu aux événements de janvier 1984 et la compensation de ces prix a été rétablie. Ces difficultés ont contribué à convaincre les pouvoirs publics, d'alors, à “adopter' un programme d'ajustement structurel (PAS) “suggéré” par le Fonds Monétaire International et la Banque Mondiale. C'est dans ce cadre que plusieurs dévaluations de la monnaie nationale ont été opérées depuis; celles-ci visaient à relancer les exportations pour améliorer la balance courante. De plus, et conformément au principe de la vérité des prix, ce programme recommande l'élimination, à terme, de tout soutien des prix assuré par les pouvoirs publics. A cet effet, un processus de libéralisation progressive de tous les marchés a été enclenché. Ces réformes ont permis de réduire le montant de la Caisse générale de compensation (0,78% du PIB en 2006) et à soulager la balance courante par une plus grande insertion de l'économie tunisienne dans l'économie mondiale. Au cours des dernières années, à partir de 2008, des augmentations des cours mondiaux des céréales ont été enregistrées. Elles sont dues essentiellement à des baisses de l'offre de ces productions consécutives à des sécheresses sans précédent. C'est ainsi que les céréales sont devenues des cultures climatiques, c'est-à-dire des productions dont la variabilité engendrée par les variations climatiques est supérieure à celle due à des opérations économiques. Des réflexes de protectionnisme et de recherche d'autarcie, contraires aux principes fondateurs de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), ont été observés chez les grands exportateurs mondiaux de céréales, l'Ukraine et la Russie, qui totalisent près de 30% des échanges mondiaux des céréales. De tels comportements montrent les limites de la régulation des échanges par les mécanismes du marché. Ils sont de nature à remettre en cause l'acception tunisienne de la sécurité alimentaire comme étant l'équilibre de la balance commerciale. Pour réduire ces effets et relancer l'offre nationale de céréales, les prix homologués ont été révisés à la hausse, accusant des augmentations moyennes de plus de 50% des anciens prix. D'autres incitations, telles que la réduction du tarif de l'eau d'irrigation, ont été conçues et mises en œuvre pour encourager la pratique des céréales dans les périmètres irrigués. La comparaison des prix à l'importation et au producteur montre que le sous-secteur des céréales a subi une déprotection nominale à partir de 2008, situation similaire à celle qui a prévalu durant les années soixante dix. Du côté de la consommation, on peut constater qu'au cours de la période février 2007-février 2008, l'indice général des prix augmentait de 5,7%, tandis que les prix des produits céréaliers augmentaient de 9,4%. Pour contenir les effets de ces augmentations sur le coût salarial et partant sur la compétitivité prix de l'économie, la Caisse générale de compensation a été mise à profit. Le montant de son intervention a représenté près de 2,25% du PIB en 2008. En somme, aux deux déficits interne et externe vient s'ajouter, depuis 2007, la probable difficulté de s'approvisionner sur le marché mondial. En outre, la politique de régulation de la céréaliculture en Tunisie a été analysée ici en tant qu'un ensemble d'instruments mis en œuvre en vue d'ajuster des offres et des demandes des produits céréaliers. Elle est aussi à interpréter en tant que traduction d'équilibre de conflits d'intérêts sociaux à propos de l'appropriation et du partage du surplus de cette activité. C'est ainsi que les tentatives de résorption du déficit interne ont été mises à défaut à travers des actions menées sur la sphère politique. On peut penser que la faisabilité politique de la taxation des céréaliculteurs, matérialisant leur domination, deviendrait problématique après la révolution. La contestation à anticiper prendrait plusieurs formes, mouvements sociaux, écoulements des récoltes sur des marchés parallèles intérieurs ou d'exportation. Ces facteurs aussi bien internes qu'externes rendent la poursuite de la même politique de régulation des céréales peu judicieuse. Sa réforme devient donc une nécessité. (A suivre) ––––––––––––– * Professeur à l'Inat (23 août 2011) Email : [email protected]