L'économie tunisienne est en mauvaise posture et la situation peut devenir fâcheuse, de l'avis de plusieurs experts et économistes, si des mesures appropriées ne sont pas prises et si les revendications sociales ne sont pas canalisées. Le gouvernement provisoire, les partis politiques, les associations et les spécialistes ont mis en garde contre le déclenchement d'une crise économique majeure si la situation du pays continue de se dégrader, en raison des grèves et des sit-in successifs et même des émeutes qui surviennent sporadiquement. Ils ont tiré la sonnette d'alarme pour sensibiliser tous les Tunisiens à la nécessité de sortir le pays du marasme et relancer son économie. Ces diverses manifestations souvent "arbitraires et illégales" ont eu pour conséquences la destruction des biens publics et privés et la perturbation de l'activité économique (fermeture d'un certain nombre d'entreprises, ralentissement de la production, baisse des flux touristiques, décélération des investissements étrangers). M. Abdessatar Sahbani, professeur de sociologie à la faculté des Sciences humaines et sociales de Tunis, relativise ces phénomènes sociaux. "La situation actuelle n'est pas mauvaise si nous comparons les effets de la révolution tunisienne sur l'économie et la société, avec ceux d'autres révolutions dans le monde dont à titre d'exemple les révolutions iranienne, cubaine" a-t-il précisé, dans un entretien avec l'agence TAP. L'universitaire, qui est également président de l'Association tunisienne de sociologie, a indiqué que la semaine du 14 janvier a été cruciale pour la Tunisie. "En effet, le passage d'un système totalitaire à une situation anarchique où l'Etat est quasiment absent et le parti au pouvoir (RCD) rejeté, a placé le pays dos au mur. Malgré cette période critique, marquée par une inflation de révolutionnaires, les Tunisiens sont parvenus à éviter le chaos, l'économie s'est maintenue et l'ordre s'est plus ou moins rétabli", a relevé le sociologue. Inconscience des Tunisiens face à l'ampleur des problèmes économiques Selon le sociologue, la grande majorité des Tunisiens accorde très peu d'importance aux problèmes économiques, au fléchissement des investissements, à l'impact de la crise libyenne sur le pays, à la floraison du secteur informel, à l'absence des structures de l'Etat. Ce qui les intéresse, c'est plutôt la gestion du quotidien. Tant que les entreprises fonctionnent et assurent les services de base (eau, électricité, télécommunications, soins médicaux), que l'approvisionnement des marchés continue normalement, et que les salaires sont versés régulièrement, les gens ne se rendent pas compte de la crise économique, a-t-il précisé. Analysant la situation, le sociologue a avancé que le changement des normes, notamment au niveau des réseaux de socialisation (famille, école), qui sont en état de paralysie, a donné lieu à un environnement hostile où règne la violence, l'agression, la colère. Des phénomènes qui sont le produit de la marginalisation et de l'exclusion sociale. Face à cette situation, a t-il souligné, le gouvernement provisoire est incapable d'absorber la colère des citoyens et de répondre à leurs attentes, ajoutant que ces derniers n'ont plus confiance en les promesses du gouvernement. Le sociologue a rappelé "que les Tunisiens ont vécu la dictature, l'hégémonie d'un parti unique sur la scène politique et la monopolisation de la société par des structures para-étatiques, en la quasi-absence d'une société civile ou de partis politiques". La complexité de la situation s'accroît avec l'amalgame fait par le Tunisien, entre régime politique et Etat. Dans l'imaginaire collectif, l'Etat se réduit aux hauts responsables qui occupent le devant de la scène politique et non plus aux institutions étatiques. De ce fait, le Tunisien considère l'Etat comme un ennemi. A cause de cette confusion, le Tunisien pense que "si l'Etat ne répond pas favorablement à ses attentes et revendications, c'est à cause des dirigeants qui ne sont pas en mesure de travailler convenablement". Le sociologue estime que pour certains Tunisiens, l'Etat n'existe plus, et ne doit plus exister, c'est l'eldorado où tout est permis, tout est possible. C'est le sens même de la révolution et c'est ce qui explique les surenchères politiques. Au nom de la légitimité révolutionnaire, tout est permis Pour certains, les grèves et les sit-in sont indispensables pour avoir gain de cause, avant les élections du 23 octobre 2011. Il a qualifié cet état d'esprit d'"individualisme solitaire", qui s'accentue en l'absence d'un contrôle judiciaire et policier. Aujourd'hui, il y a ce qu'on appelle une "anarchie réglementée", signifiant qu'au nom de la légitimité révolutionnaire tout est permis. Les citoyens croient que c'est le moment au jamais d'obtenir ce qu'ils demandent sur tous les plans (emploi, augmentation salariale, amélioration du niveau de vie). "L'état d'anarchie consiste, notamment, en un système de sécurité en déliquescence alors que ce dernier jouait pendant de longues année le rôle de régulateur social". "Après le 14 janvier, l'appareil sécuritaire n'est plus en mesure de fonctionner, les policiers et les douaniers ont fait des grèves et se sont dotés de syndicats pour affirmer leurs revendications", a rappelé le sociologue. En fait, les gens croient qu'ils peuvent tout se permettre au nom de la révolution. Pour exprimer leurs demandes, ils essayent de construire un réseau de coalitions collectives (entre familles, voisins, tribus) pour s'attaquer à l'Etat a précisé le sociologue, citant l'exemple des logements anarchiques construits en groupes. Il s'agit, selon lui, d'un passage de l'individualisme solitaire à un individualisme solidaire. M. Sahbani n'a pas caché son soulagement de voir les comités de quartiers constitués au lendemain de la révolution disparaître, vu que tous les comités révolutionnaires ont mené aux dictatures en ex-Union soviétique, Iran, Libye. Un pouvoir légitime est pour lui le seul garant d'un retour à la normale. L'ancien régime ayant été instauré sur un système policier, la révolution du peuple tunisien doit être basée sur un système civique. Il faut, a-t-il ajouté, créer un système axé sur l'éducation et l'enseignement, la culture et l'information, la liberté, la démocratie, le respect, la tolérance... "En fait, c'est ce qu'on attend de la révolution". Au stade actuel, une légitimité fonctionnelle, permet de gérer la situation dans le pays, en attendant les élections du 23 octobre. Le sociologue a avancé que la Tunisie est en train de reprendre son souffle, formulant l'espoir de parvenir à institutionnaliser la démocratie dans le pays.