La classe politique a unanimement reconnu que la Révolution ne lui doit rien. Nous avons considéré que cette humilité augurait d'un respect à l'égard de la société et de l'instauration d'un climat politique où le peuple ne serait pas pris en otage. Mais la modestie affichée a été de courte durée: cet enfant naturel qu'est la révolution ne pouvait rester sans tuteur. La tutelle prit d'abord la forme d'une "protection" puis celle d'une "réalisation des objectifs" de la Révolution. Mais les prétendants à la tutelle, nombreux et divergents sur le sens de ces tâches ont été immédiatement rivaux et leur conduite a été, de manière constante, marquée par une double obsession. Tout d'abord, la suspicion affichée à l'égard des intentions des gouvernements successifs accusés d'être les continuateurs du régime de Ben Ali. Ensuite la suspicion mutuelle et l'accusation que les rivaux se renvoient les uns aux autres de vouloir "récupérer", "faire avorter" ou "circonvenir" la Révolution. Les attitudes qui s'ensuivirent furent toutes agressives. A l'égard des gouvernements successifs tout d'abord. Quand il ne s'agit pas de les abattre tout simplement, plusieurs se sont attelés à en bloquer l'efficacité ou à en inhiber les initiatives. A de rares exceptions de courte durée, la conduite de la plupart des partis et de nombreuses associations a été la continuation des pratiques d'opposition antérieures au 14 janvier, avec toutefois une audace et une agressivité plus grandes. Cette posture d'opposant a dicté à certains leur refus de s'intégrer dans la logique consensuelle censée régir le fonctionnement de la "Haute instance pour la réalisation des objectifs de la Révolution". Elle a dicté à d'autres l'abandon de cette logique après avoir fait mine d'y adhérer. Il en a été de même des rapports mutuels des tuteurs de la Révolution, qu'il s'agisse de la "protéger" ou d'en "réaliser les objectifs". Certains qui ont considéré que la révolution restait à accomplir, en ont conclu que toute tentative de redressement économique ou de stabilisation administrative ne peut être que contre-révolutionnaire. Ils se sont alors mis à voir des ennemis partout, dans le gouvernement et parmi les rivaux. S'en sont suivis les revendications intempestives, les grèves sauvages et improvisées, les sit-in, le blocage des services publics etc. Avec l'institution de "la Haute Instance pour la réalisation des buts de la Révolution, la réforme politique et la transition démocratique", nous avons cru et espéré que les conflits seraient sublimés en débats et dialogues raisonnables, que les différends seraient résolus de manière négociée et consensuelle. Cela a été le cas, mais de manière épisodique et quand les enjeux ont été jugés mineurs ou non stratégiques (pour les parties concernées). Mais la pratique du soupçon a rapidement repris le dessus avec l'approche de l'échéance électorale. Certains, jugeant la "Haute instance" subjuguée par un parti pris unique, ont préféré la quitter et ont menacé de" recourir à la Rue". Annonce de "recours" populiste et démagogique au moment même où l'examen et la discussion de deux questions cruciales ont été inscrits à l'ordre du jour des prochaines séances: le "Pacte Républicain" et "l'argent politique"! La date des élections de l'Assemblée constituante, controversée et prétexte d'un conflit violent et inutile vient d'être enfin fixée. La majorité des parties ont exprimé leur accord avec le gouvernement et la tension semble avoir baissé. Nous ne demandons qu'à y croire, mais nous ignorons si l'accord inclut la trêve réclamée par le Premier ministre et dont le pays a dramatiquement besoin. Nous espérons que les grèves déclenchées (le lendemain même de l'accord affiché) dans les transports ferroviaires et les services douaniers ne sont pas la relance de la politique du chantage et de la tension. C'est pour cela que nous appelons tous les acteurs de la classe politique à: - Prendre leurs responsabilités à l'égard des citoyens. Les citoyens ne sont pas un réservoir de voix à séduire, ils sont des vis-à-vis qu'il faut respecter et convaincre. Que les prétendants présentent leurs programmes et libre aux citoyens de choisir qui ils jugeront digne de leur confiance! - Reconnaître la réalité des difficultés que traverse le pays: la récession économique, le régionalisme et les tensions tribales ne sont pas des "épouvantails" ou des "alibis" comme certains se plaisent dangereusement à proclamer. - Cesser de surenchérir sur "la légitimité révolutionnaire" et qu'ils admettent que la révolution est avant tout une révolution morale contre la corruption. Il leur incombe d'en intérioriser les valeurs avant de prétendre à la réforme de la société et à sa direction politique. - Admettre que la réconciliation de la société avec sa classe politique exige le respect mutuel. Les organisations et associations civiles, sans avoir de prétentions politiques n'en sont pas moins aptes à l'encadrer, à rationaliser ses besoins et ses ambitions. - Admettre que la légitimité ne peut être que consensuelle entre toutes les parties. La Constituante à venir ne pourra être que le résultat d'un consensus. Sa légitimité sera celle de la tâche constitutionnelle qu'elle sera appelée à exécuter et du temps nécessaire à son exécution. La validation de ses propositions est du ressort de la souveraineté du peuple et elle ne pourra se dérober à l'obligation de les lui soumettre. Tout comme elle a admis ne pas avoir dirigé la révolution, la classe politique doit admettre que celle-ci est un processus complexe, contradictoire et pour une large part fait de contingences. Nous ne pourrons la faire avancer et aboutir que par un consensus négocié et renouvelé à tous les instants et entre tous. Hatem Zeghal, Dalenda Larguèche, Saloua Trabelsi, Mahsouna Sellami, Ferhat Horchani, Aline Pira, Abdessalem Arbaoui, Abdelhamid Larguèche.